Le trésor romantique de l’observation soigneuse de soi-même

Il n’est pas possible de lire une œuvre ancienne avec l’esprit d’une époque qui ne soit pas la sienne, mais on tâche toujours d’y comprendre la conscience de laquelle l’œuvre a eu besoin de naître, en amenant toujours à considérer des nœuds avec l’expérience contemporaine. Les temps lointains se croisent sans cesse avec les nouveaux temps et les plusieurs conceptions apportées à un objet spécifique d’analyse se mélangent selon les envies. C’est justement cela que je tâcherai de faire sur la question de la composition d’un rôle de la part d’un comédien, exposé par Diderot dans Le paradoxe sur le comédien. Je commencerai donc à partir d’un événement particulier de ma vie de comédien. À la fin de la première classe d’interprétation de ma vie, ma metteuse en scène, qui avait déjà parlé de la nature qu’elle avait remarquée de chaque comédien, a posé ses yeux sur moi et m’a dit quelque chose comme cela: “Tu as des grands yeux observateurs, je ferme les miens et je puis te voir au milieu de la foule avec ton regard duquel rien échappe. Tout passe et ton regard reste.” À cette époque je ne savais pas encore si c’était un éloge, mais aujourd’hui je constate que c’était bien sûr un éloge, et de surcroît, c’était un éloge de Baudelaire qu’elle m’a adressé.

Il est bien connu depuis des siècles d’expérience humaine sur les planches que le travail de composition d’un rôle passe nécessairement par plusieurs mains, de tous ceux qui entourent le spectacle, dès l’auteur jusqu’au spectateur qui se construit un image dans son cerveau, un image qui pourra être si vigoureux au point de susciter un besoin d’en parler à celui qui est assis à côté de lui.  Là le personnage échappe des mains de l’auteur ou du comédien et devient un sujet de discours qui prend une place dans l’espace public où n’importe qui peut l’envisager de diverses façons. On dit que tous ces acteurs qui prennent place à la conversation sur un personnage font naître véritablement ce personnage. Pourtant le comédien est le responsable de donner à son personnage le vrai souffle de vie, ce qui va lui tenir droit sur ses pieds, et une voix saisissante à ses émotions. Cela lui exige une recherche sur le caractère de son rôle et toutes les traces physiques qui composent aussi sa psychologie particulière. On suppose aujourd’hui que la qualité première d’un comédien soit l’observation attentive de tout son entourage, que ce soit ou pour tout copier, ou pour mélanger les modèles de l’observation avec ses propres sensations, selon une conception plus romantique que classique, gardées en tant que fichier sentimental précieux.

Le théâtre est un jeu d’impression. Je disais auparavant que le comédien joue, mais ce sont les spetacteurs qui se troublent. Il y a toute une énergie qui commence à couler par la plume de l’auteur, passe par la raison et la sensibilité du comédien et frappe au cœur du spectateur qui, ému, sort enchanté du bâtiment. Un rôle sera toujours un fantôme imaginaire conçu par plusieurs têtes, mais surtout par celle du comédien qui le construira à travers ses études, ses observations et ses sensibilités. Là j’utilise une perspective determinée pour réfléchir sur le métier du comédien, celle qui s’est imposée contre laquelle du froideur classique de Diderot du XVII et XVIIIème siècle, à savoir, la perspective de Stanislavski du début du XXème siècle. Ce que tous pourront considérer sous le même égard est qu’un rôle est une création artistique d’un comédien, soit qu’il copie la vie réelle qu’il saisit, soit qu’il copie un modèle idéal demandé par la societé qui le soutient, soit qu’il copie lui-même à partir des traces que l’œil attentif sur le monde imprime sur son âme ou soit qu’il utilise ces trois méthodes.

En effet, un jeune comédien du début du XXIème siècle en se trouvant pour la première fois sur les planches et en cherchant la manière la plus convenable de jouer son rôle effraiera devant toutes les possibilités conçues pour mettre en scène son personnage. Quelqu’un lui recommendera de se faire connaître fort son propre âme et ses propres sentiments tout en se plongeant dedans soi-même, puisque ses propes sentiments sont les instruments utilisés dans sa représentation. Le comédien devient alors un être réfléchi et songeur qui tâche de discerner ses matériaux sensibles internes. En revanche, pour la comédie, quelqu’un vociferera pour les généralités de la nature humaine et l’imitation d’un modèle qui, quoique soit en dehors du comédien, empreint ses traces sur l’âme de celui-ci. C’est ainsi que son propre caractère, élargi par des objets qu’il saisit à travers sa sensibilité, devient la source la plus précieuse, et on ne doit rien faire que le laisser venir sur les planches, plein de nouveautés et richesses personnelles. Rationel, observateur, songeur ou copieur, ce sont des manières créatives pour que le comédien moule son rôle, toutes mises en considération selon la nécessité de la pièce, des personnages sur la scène et aussi des croyances et des besoins du comédien.

À propos de ce sujet, Diderot met en lumière à travers le premier parleur du dialogue du Paradoxe sur le comédien le fait d’être impossible pour un comédien copier la nature, parce que la vie dedans la scène ne se passe pas du tout comme dans la nature, tel comme Aristote et Boileau l’avaient dit auparavant dans ses prescriptions poétiques. En outre, la conception classique du Grand Siècle français sur le métier du comédien réclamait des conventions qui pussent mettre en scène un modèle idéal abstract et universel de l’homme que l’on poursuivait, ainsi demandé par le pouvoir institué. Tel état d’esprit est ennemi de celui qui estime l’acteur songeur, indépendant, chercheur des impressions que les choses observées du monde laissent sur son âme – la liberté artistique. Pendant Diderot peint le modèle idéal de comédien, vu comme un corps créatif qui rend les signes extérieurs des sentiments sans pourtant ne les ressentir de son âme, Constatin Stanislavski conçoit surtout un acteur d’âme, connaisseur de soi-même et qui doit chercher dans ses propres profondeurs les émotions que les circonstances de la scène produisent dans le personnage. Il réclame à ses acteurs l’expérience réelle de ses rôles, encore qu’il n’oublie pas du tout la plastique, les aspects extérieurs physiques des personnages. Là, on dirait que la vie jouée est bien naturel, une vie différente qui se développe sur les planches chaque jour, grâce aux relations toujours renouvelées parmi les comédiens sur la scène.

Aujourd’hui on dirait qu’il faudrait que la raison de l’âme froide et observatrice, conçue par le parleur qui représente Diderot dans le dialogue, tienne à la sensibilité si condamnée par lui et qu’elle la modèle selon le principe du bon sens et de ce que son rôle exige. On ne pourrait pas imaginer un comédien dépourvu de raison qui a un penchant pour ses sentiments troubles sur la scène, mais on ne pourrait pas non plus imaginer pourtant aujourd’hui un comédien de tête froide qui n’a pas de matériel sensible pour mouler son rôle. C’est impossible à un être humain, sensible par sa nature d’animal vivant, écarter sa propre sensibilité devant toutes les circonstances de sa vie. De même, cela ne se produira pas au théâtre, ni au comédien sur la scène où il n’est jamais dépourvu de son contenu émotif et de son individualité; ni au personnage qui représente le produit des études et des expériences de celui-là et qui porte aussi une âme qui s’exprime aux spectateurs. À cet égard, le personnage, encore qu’il ne s’identifie pas complètement au comédien, n’existe pas en dehors de ce dernier et, quand le rôle sera joué par un autre comédien, il ne sera plus de la même nature, mais un autre fantôme conçu par une autre tête, par des autres conjonctures et par une autre sagesse rétrospective de vie.

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 24 juin 2012 at 3 h 25 min  Laissez un commentaire