Ma tâche ici est de parler exactement de ce qui m’est arrivé à l’instant, à savoir, comment le récepteur reçoit une œuvre d’art et se construit, à partir de l’appel de l’œuvre – tel comme conçu par Jean-Paul Sartre – un monde nouveau d’où on peut dégager le matériel de départ pour construire une autre œuvre. Au fur et à mesure que je lisais le texte Pourquoi écrire ? de Jean-Paul Sartre, à chaque nouvelle idée qui s’ajoutait à l’ensemble du sujet global, je m’arrêtais pour réfléchir un peu. J’ai cru vivre les silences dont il parle, car, à chaque arrêt, je me surprenais en songeant à des différentes idées que j’avais déjà lues ou vécues – qui n’avaient auparavant aucun rapport logique parmi eux. Ensuite, lorsque je me suis éloigné du texte, je me suis senti capable de raisonner sur ma propre production écrite, comment elle proposerait vraiment un appel ou encore si elle s’attache à l’autrui pour devenir vraiment un être, quelque chose objective et de valeur. Il est vrai que ce processus nous arrive chaque fois que nous lisons ou écrivons, mais nous n’en prenons pas souvent conscience. Cette expérience consciente m’a démontré que chaque mot, chaque phrase et chaque texte peuvent être un chemin de transcendance, que le lecteur ne se détache pas de sa vie lorsqu’il tient un livre.
C’est assez évident aujourd’hui – mais pas toujours intrinsèquement conscient – que le lecteur, lorsqu’il lit, apporte avec lui tout un monde qui lui appartient, un monde construit avec l’échelle de valeurs de son époque, de son milieu particulier et de son propre caractère. Il s’agit d’une foule d’éléments et d’expériences qu’il met en mouvement quand il lit pour se construire une signification. Cette construction se rapporte à un acte de liberté – au sens de Sartre – à travers lequel l’œuvre littéraire atteint sa véritable réalisation – comme un objet qui propose la construction de nouveaux élans, une texture dont les fils s’entrecroisent de façon inédite. L’Académie – et donc toutes les écoles –, pourtant, met fort en valeur les vérités de l’auteur (ou de l’œuvre) comme si c’était une sorte de lieu magique qui nous permettrait de déchiffrer l’ouvrage. L’auteur sera toujours une source inépuisable, mais assez intouchable jusqu’à nous faire croire qu’il est un démon dont la puissance est cachée avec lui dans sa tombe. Peut-être que cette conscience existe à cause de la necessité typique des societés latines de rendre louanges à un Dieu, un père (plutôt un pasteur) qui la guide vers le paradis. L’auteur est le pasteur de la littérature, il nous semble que rien n’existe en dehors de son pouvoir.
En prenant la question du côté de l’auteur, par contre, il arrive souvent que, après quelques années, il même devienne étonné par rapport à sa propre œuvre et la dévoile comme s’il était une autre personne, c’est-à-dire un lecteur, sauvegardé le fait qu’il sera toujours un lecteur différent des autres, peut-être un lecteur de réminiscenses de soi-même, mais un lecteur quand même, puisque sa subjectivité a changé et a pris d’autres chemins. Eh bien, ici sa propre création s’est délivrée de lui à cause du temps qui transforme tout, – et même notre croyance sur notre subjectivité –, surtout aujourd’hui. La sensation d’embarras arrive pareillement lorsque un ouvrage ancien est lu par un contemporain. J’ai déjà dit dans un commentaire portant sur le métier du comédien que la lecture est toujours une interprétation autre par rapport à ce que l’écrivain avait imaginé lorsqu’entre les deux a la différence d’une ère qui produit des différentes consciences ou encore lorsque les deux sont géographiquement éloignés – même dans notre monde actuel qui veut devenir uni et global.
Et alors si je prends conscience de mon pouvoir de création de lecteur et si je considère, sous les lumières de Sartre, qu’en tant que lecteur, ma liberté pour donner à l’ouvrage son pouvoir de transformation est requise, je conclus que la demande que l’on fait d’atteindre les intentions secrètes des auteurs, qui qu’ils soient, est une demande toute agressive et d’abord inutile à celui qui lit. Un lecteur ne veut pas du tout s’anéantir ou anéantir son intelligence et ses expériences, il veut justement volontier les faire bouger, les remuer, les mettre en mouvement à son propre risque et à son propre profit. C’est un processus solitaire et égoïste bien sûr, mais la transformation égoïste est la première étape d’une véritable transformation globale. Que l’on ne veuille pas d’un mendiant affaimé qu’il propose des façons convenables pour combattre la famine avant d’être nourri lui-même.
Et au-delà des arts, à ce qui concerne la dialectique, par exemple, il en va de même, sauvegardées les différences par rapport à la littérature. Au fur et à mesure qu’un interlocuteur parle, l’autre se représente librement (mais pas totalement) les images concernant les objets que le premier interlocuteur évoque avec sa parole. Et alors je peux dire que le second interlocuteur comprend effectivement les images qu’il s’est crée lorsqu’il tâche de s’approcher des objets desquels le premier interlocuteur parle. Le second interlocuteur s’utilise véritablement de sa liberté, mais celle-ci accompagnée d’un besoin de solidarité auprès de l’autre, pour qu’ils puissent construire quelque chose commun. Pourtant, sauf la sensation de l’accord, nous nous rendons compte que nous ne nous représentons jamais exactement le même monde. Et alors, pour en revenir au domaine littéraire, comment on exigera donc d’un lecteur qu’il récupère exactement la conscience d’où l’ouvrage a fait son depart ? Comment le fait-on lorsqu’on reconnaît qu’au bout d’une vie un écrivain puisse regarder sa création comme un objet qui s’est détaché de lui et que d’ailleurs lui même puisse devenir son propre lecteur ? Un lecteur ne veut pas s’anéantir en cherchant une vérité précieuse à laquelle personne n’a l’accès direct.
Lorenzo Baroni Fontana