L’agonie d’un père et le drame de l’injustice des rapports sociaux

« — Ah ! si j’étais riche, si j’avais gardé ma fortune, si je ne la leur avais pas donnée, elles seraient là, elles me lécheraient les joues de leurs baisers ! je demeurerais dans un hôtel, j’aurais de belles chambres, des domestiques, du feu à moi ; et elles seraient tout en larmes, avec leurs maris, leurs enfants. J’aurais tout cela. Mais rien. L’argent donne tout, même des filles. Oh ! mon argent, où est-il ? Si j’avais des trésors à laisser, elles me panseraient, elles me soigneraient ; je les entendrais ; je les verrais. Ah ! mon cher enfant, mon seul enfant, j’aime mieux mon abandon et ma misère ! Au moins, quand un malheureux est aimé, il est bien sûr qu’on l’aime. Non, je voudrais être riche, je les verrais. Ma foi, qui sait ? Elles ont toutes les deux des cœurs de roche. J’avais trop d’amour pour elles pour qu’elles en eussent pour moi. Un père doit être toujours riche, il doit tenir ses enfants en bride comme des chevaux sournois. Et j’étais à genoux devant elles. Les misérables ! elles couronnent dignement leur conduite envers moi depuis dix ans. Si vous saviez comme elles étaient aux petits soins pour moi dans les premiers temps de leur mariage ! (Oh ! je souffre un cruel martyre !) je venais de leur donner à chacune près de huit cent mille francs, elles ne pouvaient pas, ni leurs maris non plus, être rudes avec moi. L’on me recevait : « Mon père, par-ci ; mon cher père, par-là ». Mon couvert était toujours mis chez elles. Enfin je dînais avec leurs maris, qui me traitaient avec considération. J’avais l’air d’avoir encore quelque chose. Pourquoi ça ? je n’avais rien dit de mes affaires. Un homme qui donne huit cent mille francs à ses deux filles était un homme à soigner. Et l’on était aux petits soins, mais c’était pour mon argent. Le monde n’est pas beau. J’ai vu cela, moi ! L’on me menait en voiture au spectacle, et je restais comme je voulais aux soirées. Enfin elles se disaient mes filles, et elles m’avouaient pour leur père. »

(BALZAC, Honoré de. Le Père Goriot. Préface de Félicien Marceau. Paris : Gallimard, 1971, p. 343-344)

 

Nous voici plongés dans l’un des moments-clés du Père Goriot, l’instant précis où le vieillard agonisant se laisse enfin convaincre, non sans quelque saupoudrage de pathétique, de sa défaite en tant que père, tout en reconnaissant ses torts. Jusque-là, il a vécu immergé dans l’illusion d’un amour qu’en réalité ses filles ne lui dévouaient pas, s’étant même ruiné pour en avoir un peu. La source de revenus épuisée, les portes du « beau monde » se sont fermées et le pauvre homme est tenu à l’écart. Voilà la logique naturelle de la « machinerie » qui écrase tout ce qui lui fait obstacle. Et là, tout le génie de Balzac passe au premier plan, précisément lorsqu’il associe au pouvoir de l’argent, censé être le moteur de la société capitaliste naissante, cette passion dévorante et pathologique que le vieux Goriot consacre à ses deux filles. En effet, l’argent est le seul moyen par lequel ce pitoyable homme en proie à sa passion absolue parvient à l’assouvir. On ne saurait concevoir une telle conclusion sans au moins soupçonner un Balzac mordant caché derrière les propos des personnages (celui du père Goriot étant le plus dramatique) et même derrière ceux du tout-puissant narrateur.

Effectivement, le narrateur du Père Goriot ne manque jamais de commenter, ses sentences ne manquant pas non plus de produire une réaction positive ou négative chez le lecteur. Un certain regard scrutateur de ce narrateur sur les rouages d’une société au sommet de laquelle un jeune arriviste – Eugène de Rastignac – envisage d’atteindre semble suivre en parallèle avec l’éducation sociale de celui-ci aussi bien qu’avec la déchéance d’un père malheureux, d’où l’on pourrait pressentir la critique implacable que l’auteur devrait porter envers les rapports sociaux de son temps qu’il observait avec soin. Et la logique de ces rapports pourris touche en outre les relations entre parents et enfants dans les « scènes de la vie privée ». On présume même que cette intrigue paternel presque mélodramatique dont l’extrait fait la preuve éloquente relèveraient d’une surconscience critique de l’auteur. En effet, dans l’échec de ce personnage – la mort causée par un amour aveugle et baroquement démesuré qui côtoie la folie – figure déjà l’impossibilité, ou plutôt l’improbabilité, de se tenir droit devant une société injuste où le cynisme, l’argent et les rapports de dépendance qui faussent la pureté de cœur en sont les mécanismes. Goriot, quant à lui, a une grandeur de cœur assez développée pour faire face à cet engrenage atroce et finit par être englouti par le malheur.

Balzac est encore capable de réveiller chez le lecteur d’aujourd’hui une remise en question des liaisons sournoises et farfelues que l’on prend en société et, j’ose le dire, en famille. Ce n’est pas en vain que son œuvre gigantesque et organiquement articulé est intitulée La Comédie humaine. Ce projet d’un monde romanesque nous en dit encore beaucoup sur le nôtre. Et pourtant, dans un élan presque contradictoire, je tiens à constater que les interventions moralistes du narrateur, impossible de négliger d’ailleurs, risquent de troubler un lecteur contemporain qui ne se sent pas du tout concerné, comme le même narrateur l’avait déjà signalé au début du roman, puisque la compréhension la plus fraîche du texte s’encadre dans des limites temporelles et d’espace bien précises. Mais elle peut se faire finalement sans contrainte et avec d’autres références non ancrées à un certain Paris du XIXe. Ou ne sommes-nous pas installés à tout jamais au sein d’une liberté d’interprétation méritée et indispensable dans le domaine de la littérature ? Quoi qu’il en soit, la plume géniale de Balzac et sa façon de tisser le texte prêtent à l’émerveillement.

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 20 février 2015 at 2 h 57 min  Laissez un commentaire