Les langues du Pouvoir

À l’époque de la formation des États nationaux européens, la tâche la plus importante de la langue qui deviendrait langue officielle était l’effort et l’essai de constituer une identité plus ou moins unitaire sur un peuple partageant une certaine vision de monde. Pour atteindre cet objectif, il fallait faire répandre le dialecte choisi sur le territoire unifié – ce qu’aujourd’hui le journalisme télévisioné accomplit très bien en faveur d’une langue neutre dont la situation d’énonciation est à moitié créée artificiellement.

Dans L’aventure des langues en Occident, Henriette Walter met en lumière qu’en Italie, par exemple, le dialecte de Florence est devenu officiel à partir de l’unité italienne en 1861 et désormais le toscan s’est généralisé et s’est imposé comme la langue italienne, comme nous la connaissons aujourd’hui, sans prendre conscience exacte que jadis elle ne s’agissait que du dialecte toscan de Florence. Avant même de l’unité de l’État, on peut dire que Dante Alighieri – qui, en outre, a établi les domaines des langues d’oc, langues d’oïl et langues de si dans De Vulgari Eloquentia – s’est mis en quête de la recherche d’une langue parfaite pour tous les habitants de l’Italie. Par contre, à la deuxième moitié du XXème siècle, on commence à prévoir l’accroissement des usages linguistiques de la région Nord de l’Italie, économiquement puissante aujourd’hui – et, par conséquent politique, culturellement plus notoire et plus valorisée en Italie. De nos jours, la variété de formes reste considerée comme normale en Italie à un tel point que l’on ne constate pas ni en France ni au Brésil – qui présente des différences régionales surtout à ce qui concerne la sonorité et la prosodie. À ce qui concerne l’établissement des autres langues romanes, il en va de même : il était toujours question d’un pouvoir qui voulait se faire répandre et centraliser son domaine à partir d’une langue commune.

D’un autre côté, le choix de la langue officielle fait par un groupe qui veut accéder au pouvoir d’un territoire unifié implique plutôt un anéantissement des langues des Autres (c’est-à-dire tous qui ne partagent pas la même culture par rapport à un Moi) et de toute leur identité, telle qu’il est arrivé à des colonies françaises en Afrique – comme le Mali –, ce que me semble une véritable violence. La roue de l’histoire tourne vers la même direction à tous : auparavant, il était déjà arrivé aux États européens de choisir une langue parmi plusieurs autres pour la transformer en langue officielle d’un territoire unifié, et ces plusieurs autres peuples ont subi à peu près les mêmes violences culturelles.

L’histoire de l’Occident racontée par lui-même nous a toujours fait croire à la pureté des langues nationales européennes et de leur peuple correspondant par rapport à notre richesse culturelle apuyée sur le métissage. Voilà que l’on constate qu’il n’existe pas de langue pure – et évidemment pas de peuple pur non plus – et que l’Europe a été construite à partir des riches mélanges (et ses langues le démontrent). La formation culturelle d’un peuple se réalise à travers les échanges et les mélanges avec d’autres peuples et il serait impossible de concevoir une culture complètement fermée aux influences des Autres, quoique la conscience d’une identité relativement fermé soit décisif pour l’estime et le sentiment d’appartenance d’un peuple. Ici la langue joue le rôle le plus important, puisqu’elle est l’instrument par lequel une collectivité s’exprime et, de surcroît, la langue est l’instrument à travers lequel les objets du monde sont dévoilés et déchiffrés. C’est pour ça que la langue est un objet délicat, un instrument dont le pouvoir conquérant peut s’emparer pour faire qu’un peuple subisse toutes sortes de violences identitaires.

Walter met en évidence les échanges lexicaux parmi les pays de langues romanes dès le début de leur formation à partir du latin vulgaire, soit pour des affaires politiques et économiques, soit pour la mode, ce qui constitue aussi un échange culturel et parfois même une façon de coloniser culturellement un peuple. Puis la découverte du Nouveau Monde, ces échanges arrivent aux langues d’Europe et aux langues indigènes. Une langue est un système linguistique ouvert. C’est ainsi qu’en portugais on trouve des emprunts lexicaux au toscan, au castillan et au français, qui étaient déjà enrichis par d’autres emprunts. Pourrait-on dire que le portugais brésilien a emprunté des mots au portugais de Portugal ? Peut-être, si l’on considère que le portugais de Portugal soit un autre système linguistique. Je nomme plutôt toscan et castillan au lieu d’italien et espagnol, respectivement, pour garder la conscience – portée par Walter – des origines de chaque langue nationale, qui, quoi qu’elles aient atteint cette position privilegiée, restent des langues qui ont pris naissance à partir de la vision de monde et des habitudes de la ville de Florence – pour le toscan – et du royaume de Castille – pour le castillan.

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 24 janvier 2013 at 18 h 27 min  Laissez un commentaire  

La proposition de mariage

Le soir, Marie s’est rendue au bureau de Meursault pour le chercher. Un passant aurait pu remarquer son allure troublée, ses lèvres tremblantes et son regard creux, bovin et fixe. Comme Meursault la saluait avec dignité, elle lui a dit d’un coup:

– Est-ce que tu veux te marier avec moi ?

La sueur coulait de son dos vers ses hanches de chabine bien faite. Meursault lui a répondu doucement et sans surprise:

– Bof, en fait, cela m’est égal, mais si tu le veux fort, on peut le faire… évidemment, et pourquoi pas ?

– Mais tu m’aimes ? – cette fois-ci, elle avait la voix un peu plus rassurante.

– Je t’ai déjà dit, cela ne signifie rien pour moi, vraiment, mais, en tout cas, sans doute que je ne t’aime pas.

– Pourquoi tu m’épouserais alors ? – il y avait dans le ton de sa voix une pointe d’énergie rageuse.

– Je t’ai dit, cela n’a aucune importance, mais si tu le désires, nous pourrions bien sûr nous marier. Si tu me le demandes, je te dis oui.

– Ce n’est pas la peine de s’en moquer, le mariage est une chose grave, tu n’en crois pas ? – a-t-elle dit d’une voix faible et desolée.

– Non

Pendant un long silence où Marie tâchait de regarder son amoureux dans les yeux, Meursault a cru voir une étincelle faible et discrète venue de son regard triste.

– Si la proposition avait été venue d’une autre femme avec qui tu prenais quelque plaisir, tu l’aurais acceptée ?

– Naturellement

– Tu sais, moi aussi, parfois je me demande si je t’aime – a-t-elle réagi avec une arrogance forgée d’enfant pour obtenir quelque effet de son interlocuteur.

– C’est à toi d’en savoir.

Elle s’est encore tue, pourtant, après quelques secondes, son visage a pris un air de conformité et elle a soufflé:

– Tu es tellement bizarre, mais c’est justement à cause de cela peut-être que je t’aime. C’est un caractère qui un jour pourra m’agacer quand-même. – a-t-elle dit en souriant et en prenant le bras de Meursault – Je veux me marier avec toi !

– Dès que tu le veux… Tu sais, aujourd’hui mon patron m’a invité à travailler à Paris pour la compagnie.

– J’aimerais bien connaître Paris ! – a-t-elle exclamé en sautant comme une petite fille.

– J’y ai déjà vécu.

– Ah bon ? Et comment c’est la ville ? – a-t-elle demandé avec une curiosité heureuse.

– C’est sale. Il y a des pigeons et des cours noires. Les gens ont la peau blanche.

À ce moment, le couple a gagné la rue et ils marchaient d’un pas tranquille. C’était l’heure de la sortie de fin d’après-midi. Les trottoirs étaient pleins d’une foule composée de travailleurs, d’enfants, de soûls et de jeunes gracieuses. Meursault se sentait heureux de draguer ces belles jeunes qui passaient à côté de lui.

– Quelles belles filles, n’est-ce pas ?

– Si, je te comprends – Marie a répondu d’une voix ennuyeuse.

Le silence s’est encore installé entre eux au bout duquel Meursault demande à sa maîtresse:

– Tu dînes avec moi chez Celeste ?

– Je l’aimerais bien, mais j’ai encore à faire.

– Au revoir

– Attends un peu ! Tu ne veux pas savoir ce que j’ai à faire ?

Devant le silence gênant de Meursault, Marie a encore ri et, d’un geste léger de petite fille, elle a déposé un bécot sur les lèvres de son futur mari.

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 6 janvier 2013 at 15 h 07 min  Laissez un commentaire