Les mémoires d’un hier et les croyances d’un aujourd’hui

Les morts et les agonisants ont le droit de parler. Ils ont sans doute une sorte de panorama de toute une vie, des expériences dont la conscience exige de rester pour que leurs héritiers n’oublient pas d’où ils viennent et comment ils veulent construire leur avenir. Les mémoires d’un peuple rassemblé autour d’un marché aux légumes est un sujet qui, parmi d’autres, prend une place importante dans la construction des histoires des plusieurs branches de famille, écrites par Patrick Chamoiseau et mises ensemble dans Chronique des sept misères. Le roman fourmille de personnages qui font une courte apparition, disparaissent et retournent, tous attachés par des liaisons familiales et d’amitié autour d’un marché aux légumes, une vraie communauté qui partage des mœurs, une langue, un regard sur le monde, une vie.

C’est un ouvrage sur les histoires d’un peuple – et plus spécifiquement des djobeurs, narrateurs des histoires – qui vit la décadence d’une vie menée autant par le rythme de la nature que par les sagesses passées de père à fils, de bouche à l’oreille. La vie d’un peuple dont le caractère observateur amène à la mise en valeur de la rumeur, des connaissances et des croyances partagées, une vie qui, peu à peu, donne place à l’intervention de la France et toutes ses modernisations, ce qui peut entraîner des catastrophes dans cette façon particulière de vivre.

En fait, au début de la deuxième partie du roman (curieusement appelée Expiration), la Martinique devient département français et la nouvelle vie de la métropole pleine de charmes inconnus débarque dans le pays. L’un des symptômes de la modification de cette vie communautaire est figuré par l’introduction de la télévision. Cela permet de commencer à modifier les mœurs appuyées sur l’oralité en groupe, car, selon Pipi, le maître djobeur, les postes de télévision regorgeaient de plus d’images que la mémoire d’Elmire, une voyageuse qui s’installe au marché et qui prend plaisir à raconter des histoires de loin. Là on voit la catastrophe arriver tel qu’un vent furieux à toute allure prêt à briser le marché, qui n’était seulement pas un endroit où l’on achetait des légumes, mais, par dessus-tout, le décor où la vie se déroulait, un point où ce peuple s’exerçait à la convivialité et à des échanges. Après l’arrivée des supermarchés et de tous les produits importés, il semble que la vie des djobeurs n’a plus de sens. Et pas seulement par rapport à leur vie professionelle, mais surtout par rapport à leur histoire et leur valeur sociale. Personne ne s’intéresse plus au passé du marché aux légumes et, d’une certaine manière, cela veut dire qu’une partie importante de l’histoire de ce peuple a été délaissée parmi les débris de l’ancien marché.

Dans le roman, il y a surtout deux temps qui se succédent. D’abord, le temps d’un aujourd’hui, le temps du récit, lorsque le riche marché aux légumes du maître djobeur avait déjà succombé (après l’Expiration). Dans le temps de cet aujourd’hui, ceux qui entourent le marché subissent une sorte d’oubli par rapport à son établissement et ses temps d’or (décrit dans la première partie du roman, l’Inspiration). Deuxièmement, le temps jadis du riche marché lorsqu’il arrivait au peuple de cet époque la même sorte d’oubli, cette fois-ci par rapport à la vie sous l’esclavage. Auparavant, la communauté n’avait pas conscience de la vie de ses aïeux sous un régime d’esclavage. Ils ne savaient même pas où se trouvait cette terre lointaine d’où sont venus ces esclaves. Néanmoins il y a quelque chose de ce passé qui reste avec eux, dans leur alimentation, dans leur allure vaillante, enfin, dans leur façon propre de vivre. Il en est de même pendant le temps du récit: le puissant marché est faibli mais n’est pas mort, il y garde encore quelques traces de son passé dans la vie de ceux qui le vit. L’oubli peut signifier la mort, puisque le souvenir est le seul moyen qui peut éclairer les ténèbres d’un passé méconnu, le seul qui lui permet de se faire présent à travers les paroles. Le passé, toutefois, apparaît imprimé sur chaque mœur, sur chaque visage, même si on n’en porte pas conscience.

Pipi incarne celui qui, à travers l’héritage des mémoires d’un esclave mort, lui donnera, enfin, la liberté et le droit de mourir. Il s’agit de ses mémoires, voire les mémoires d’un peuple, importantes dans le processus de la constitution culturelle du pays, mais encore ignorées par ses propres héritiers, représentés par les marchandes et les djobeurs du marché. Ceux-ci mènent leurs vies à travers leurs croyances et les histoires racontées. Ce n’est qu’après la rencontre entre le mort et le vivant que l’âme du mort est relâchée. Cela est emblématique de la situation d’une culture qui, peu à peu, cesse de vivre. Il y a une relation entre le trésor d’Afoukal (la jarre d’or, d’après le mythe) et les dix-huit paroles appries par Pipi. En fait, il n’y avait pas d’or, mais il y avait une âme gardienne d’un trésor qui est l’histoire d’un peuple. Avant de mourir, Pipi réussit à ouvrir la jarre et la découvre pleine d’une poussière épaisse. L’ouverture de la jarre permet de délivrer une âme qui est resté sur terre pour soigner les dix-huit paroles que personne ne connaissait encore et pour attendre l’arrivée de celui qui désormais les fera passer par voie de succession. Le mort n’avait pas eu le droit de parler jusque-là.

Pipi, porteur des dix-huit paroles de la mémoire de son peuple, aura un destin plus chanceux que son précédent. Il démontre depuis toujours une véritable attirance par des récits et ce penchant pour des histoires s’est rendu visible surtout lorsqu’il est sauvé par Marguerite Jupiter et emmené chez elle. Aux enfants de Marguerite qui demeuraient en sa compagnie pendant le jour, il racontait ses histoires d’esclave, en citant des noms et des lieux, sans doute fournis par Afoukal pendant ses rêves. En revanche, Pipi enrichissait des mythes les informations d’Afoukal pour délecter les enfants. Là le mouvement de passage de la mémoire s’accomplit: le passé (Afoukal), le présent (Pipi, qui apprend les paroles d’Afoukal et les enrichit de ses propres expériances) et l’avenir (les enfants qu’un jour peut-être deviendront raconteurs d’histoire). L’enrichissement de la tradition orale avec des expériences contemporaines est une manière de la relation opérer les traces des cultures mises en contact et de franchir le décalage des temps, ce qui pourrait déranger, pour les nouvelles générations, l’accès aux mémoires. Autrement dit, les histoires sont modifiées et mises en actualité pour qu’elles puissent à la fois attirer l’attention d’une nouvelle génération qui a d’autres références et pour que les mémoires qu’elles transmettent puissent passer par voie de succession. Le protagoniste du roman récupère un trésor caché d’un passé commun, et, à l’ensemble des mémoires récupérées, il ajoute les siennes et ouvre un chemin de découvertes aux enfants pour l’avenir, une conscience d’être au monde, d’avoir des passés et un présent partageables et de pouvoir conduire l’avenir de leur histoire, quoi qu’il leur arrive.

Ensemble, les dix-huit paroles d’Afoukal apprennent à Pipi le quotidien d’un esclave dans un système de plantation, comment les esclaves venus d’Afrique embarquaient pour aller survivre dans un autre monde, avec d’autres codes linguistiques et un autre Dieu. Devant des moments d’épouvante ou d’angoisse, Man Elo et Man Joge laissent échapper des cris suppliants aux saints catholiques, ce qui met en évidence leur foi pour cette religion de la France métropolitaine. Afoukal apprend à Pipi que Dieu, la Trinité, la Rédemption et l’Éternité étaient dit aux esclaves dans une langue inconnue et mystérieuse. La practique de cette nouvelle religion les obligeait à parler le français pendant des messes, des baptêmes et des sermons. Immergés dans cette foi, le peuple de l’autre côté de l’Atlantique se livrait à ce nouveau Dieu pour prendre de forces pour vaincre la nouvelle vie. C’était, au bout du compte, un moyen pacifique de les conquérir et de les infliger des nouvelles craintes qui leur apprendraient à développer un caractère docile. En outre, il s’agit d’une manière d’appropriation de la religion d’un Autre Inconnu pour constituer une autre foi, de la mettre ensemble avec ce qu’ils apportaient et les confondre infiniment.

Il en va de même pour les histoires enrichies de nouveaux mythes que Pipi racontait aux enfants de Marguerite Jupiter. Il est question d’enrichir, sans perdre les faits du passé. On ajoute aux faits et aux croyances d’un passé des faits et des croyances d’un aujourd’hui, ce qui fait surgir quelque chose d’absolument originale et qui fait parti d’une riche mémoire. De surcroît ces enrichissements sont une manière légitime et valable d’héritage.

Liée à l’héritage d’une mémoire, la construction du roman met en lumière l’importance de la rumeur dans la vie quotidienne de ce peuple. Chaque récit déclenche ses conséquences à travers une croyance ou une connaissance qui se fait repasser oralement. Après avoir engendré, par exemple, neuf enfants dont aucun n’était garçon, on dit à Félix Soleil, grand-père maternel de Pipi, qu’il était probable que quelqu’un eût envoyé quelque chose derrière lui, peut-être un voisin malveillant. Cette croyance entraîne le malheureux à une folie obstinée contre les crapauds autour de la case et qui finit par le conduire à la mort. Ce qu’il y a de commun entre ce récit-ci et les autres est l’importance de la parole et des croyances dans la conduite de la vie de ce peuple. Rien ne leurs arriverait s’ils étaient sceptiques, s’ils ne croyaient pas à des histoires qu’ils partagent.

Ensemble, tous ces récits nous laissent prévoir une liaison inextricable entre les mémoires méconnues d’un passé et les croyances du présent qui jouent un rôle important dans la vie de ces personnages. Il semble que le passé ne s’est pas effacé, bien que personne ne le connaisse parfaitement, en revanche il s’est transformé et le produit de sa transformation se fait sentir aujourd’hui par les croyances qui suscitent les rumeurs. En d’autres mots, les croyances d’aujourd’hui peuvent constituer le passé d’auparavant, car celles-là portent les heurts de l’existence de celui-ci. Dans l’espoir enfantin que Pipi apporte dans les histoires des trésors il y a des traces d’un passé qui lui appartient et qui peut être éclairci par les dix-huit paroles d’Afoukal. L’apprentissage des mémoires offertes par Afoukal réalise une transformation dans la vie de Pipi, puisqu’il regarde les siens et reconnaît en eux (et en soi-même) quelque chose de leur passé partagé, c’est-à-dire, il prend conscience de sa propre histoire et, au-delà de cela, il lui est permis de la saisir aujourd’hui. Il y a des mémoires d’un passé qui attachent ces personnages les uns aux autres et la connaissance de ces mémoires signifie comprendre mieux les liaisons qui existent entre eux aujourd’hui et les croyances dont l’origine personne ne connaît.

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 3 octobre 2012 at 16 h 01 min  Laissez un commentaire  
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