Le réalisme dans le roman français au XIXe siècle : les cas de Stendhal, Balzac et Flaubert

Vers le milieu du XIXe siècle, une nouvelle esthétique de composition romanesque s’empare des plumes les plus remarquables du siècle, remarquables d’après notre regard contemporain, bien entendu. Cette esthétique est issue de la conviction selon laquelle tout ce qui existe dans le monde est digne d’être dit ou montré dans un roman, celui-ci considéré comme une fenêtre du monde et non plus un terrain où la bienséance et toutes les règles surannées de l’art classique foisonnent. Le réalisme littéraire s’installe au cœur d’un siècle ébranlé par des transformations politiques et sociales, les monarchies cédant le pas à d’autres régimes politiques, une bourgeoisie avide de pouvoir prenant le dessus dans la vie. Au milieu d’un déluge de transformations rapides, il était impératif que la représentation littéraire de la réalité change.

Et c’est de ce changement qui entraîne toute une autre façon de concevoir la littérature et de tisser une intrigue romanesque que je voudrais m’occuper le long de ces quelques pages. Mon intention dans ce texte est d’indiquer quelques procédés ayant comme but la production d’un certain effet de réalité et même le côtoiement de la littérature et des événements historiques tant réclamés par la nature de l’époque. Ce, à partir de trois œuvres littéraires – Le Rouge et le Noir de Stendhal, Le Père Goriot de Balzac et L’Éducation Sentimentale de Flaubert. Ces trois grands romanciers se soucient de tisser tout doucement une réalité, d’élaborer une substance fort concevable de faits très simples, mélangés à des événements historiques et à des références géographiques largement connus ou possible d’être repérés. Tous trois préparent le terrain en introduisant progressivement le lecteur dans la trame pleine de référentiels repérables dans le monde sensible.

En effet, Stendhal consacre le premier chapitre du premier livre de son Rouge à une description minutieuse d’une petite ville de la Franche-Comté, le point de départ du drame, un lieu dont l’injustice de l’organisation sociale justifie en quelque sorte la naissance de l’ambition dans l’esprit du héros admirateur de Napoléon Ier, Julien Sorel. L’empereur français est d’ailleurs à l’origine de plusieurs controverses parmi les personnages qui vivent la même atmosphère et le même décor que les vrais personnages du siècle. Balzac, quant à lui, situe avec précision la scène de son Père Goriotentre les buttes de Montmartre et les hauteurs de Montrouge (BALZAC, 1971 : 22) –, suite de quoi le narrateur, qui ne manque jamais de commenter quoi que ce soit, avertit le lecteur de l’improbabilité de compréhension du roman au cas où ce dernier se trouverait éloigné dans le temps et dans l’espace, annonçant par là la facticité de son histoire. Fiction et réalité se mêlent à ne plus se dissocier.

Le cas de Flaubert est un peu plus complexe, le premier tableau étant fort symbolique de son projet romanesque. Certes, il y a Paris avec ses rues et boulevards, Fontainebleau, Lamartine, Adolphe Thiers et la révolution de 1848, ce qui laisse parfois l’impression d’un compte rendu de la révolution, mais il y a notamment, et c’est ce qui importe le plus, une réflexion, une représentation, voire une prise de conscience silencieuse de l’homme plongé dans les événements du monde. Dans la préface de L’Éducation (FLAUBERT, 1935 : 8), Albert Thibaudet trace habilement une métaphore entre le bateau qui flotte sur la Seine dans le premier chapitre du roman et la réalité en mouvement chez Flaubert. Le héros Frédéric Moreau, perdu dans des songes d’ambitions juvéniles, contemple passivement les paysages se déroulant à mesure que le bateau avance. L’espace restreint de l’embarcation demeure le seul espace possible dans lequel les personnages sauront agir de façon plus ou moins active. Tout est agencé pour démontrer qu’ils n’ont pas de contrôle sur ce qui se passe en dehors du bateau. Il semblerait que Flaubert peigne la vie comme une rivière dont les eaux turbulentes emportent la destinée d’un homme (Frédéric), en la gâchant, la fatalité y jouant un rôle important. Pour s’en rendre compte plus nettement, il suffirait d’évoquer l’épisode où Frédéric, désabusé d’avoir échoué partout, se rend chez sa mère au hasard pour sonder la possibilité d’épouser Louise et apprend que celle-ci s’était déjà mariée avec son vieux pote, ce qui finalement le contraint à se laisser reconduire par les eaux turbulentes de la rivière vers l’autre rive.

Cette réalité en mouvement s’avère fertile pour Flaubert. Dans un autre moment de l’intrigue, ce n’est pas sans une pointe d’étonnement de la part du lecteur que ce procédé éclate plus manifestement. Tandis que Frédéric, accompagné de Rosanette, vit en état de songe une lune de miel à Fontainebleau où les paysages lui offrent la possibilité de se laisser aller vers un monde romantique et révolu à la Lamartine, à Paris la réalité se met en mouvement pour écraser et même effacer les dernières traces d’une époque qui s’annonçait déjà impossible. Plus tard, ce rêve sera censé se terminer et son existence s’accommodera dans le nouvel ordre, malgré son regret de ne pas avoir pris part activement à l’action[1] auprès de ses camarades. Toute une génération paiera les longs mensonges romantiques où elle avait vécu par les événements qui se précipitent avec fougue pour bouleverser le soubassement de la vie.

Balzac et Stendhal, à leur tour, se servent d’autres moyens pour mettre en place l’effet du réel souhaité. Balzac, il faut le remarquer, employait le retour des personnages dans l’ensemble de la Comédie Humaine – Eugène de Rastignac qui figure au moins dans 18 romans de la Comédie et qui fait ses débuts précisément dans le Père en est un exemple tangible – tandis que Stendhal fait revenir des personnages secondaires depuis des épisodes entrepris pour alléger l’intrigue central dans l’objectif de faire progresser celle-ci. C’est le cas, dans le Rouge, du chanteur comique Géronimo qui entre en scène pour la première fois dans le chapitre 23 du livre premier pour dérider l’atmosphère après l’épisode de l’adjudication de la maison de Verrières et qui réapparait dans le chapitre 23 du livre second lors du départ de Julien pour l’étranger afin d’exécuter une mission secrète conspiratrice dont le but était de rétablir la monarchie de l’Ancien Régime. Ce retour des personnages renforce l’effet du réel et repousse la solution du deus ex machina en refermant organiquement l’œuvre littéraire dans un monde concret et vraisemblable, un monde romanesque qui fonctionne d’après les lois du monde réel. Les destins qui se croisent plusieurs fois (dans un seul roman pour Stendhal et dans plusieurs romans pour Balzac) donnent l’impression d’être devant la vie elle-même puisque le répertoire des personnages renaît de temps en temps comme dans le grand monde de Paris ou un village du XIXe siècle.

Il en va de même pour les lieux où se déroulent les trames, notamment dans le cas du Rouge qui situe le héros Julien Sorel dans trois milieux plus ou moins repérables (une petite ville franc-comtoise, Besançon et Paris), à mesure qu’il se déplace et fait son éducation. L’église de Verrières du livre premier, endroit qui, faute de description suffisante, demeure impénétrable, fera son retour lors du meurtre catastrophique commis par le protagoniste et qui constitue le sommet du drame à partir duquel ce dernier va connaître sa défaite. En ce qui concerne la première apparition de l’église dans le roman, Jean Prévost (STENDHAL, 1951 : 20) parle d’une préparation lointaine à des drames futurs. Quoi qu’il en soit, avec le retour des personnages et des décors qui avaient été précédemment abandonnés, profitable finalement au niveau de l’intrigue, le lecteur éprouve une sensation de vérité, car il s’est déjà figuré avant tel ou tel personnage, tel ou tel décor qui reviennent, ceux-ci faisant déjà partie de son inventaire constitué à partir du monde construit par le roman.

Stendhal peut être considéré comme le fondateur du sentiment de la poursuite du vrai parmi les écrivains du XIXe, vu que pour son Rouge, intitulé Chronique du XIXe siècle ou Chronique de 1830, il se serait inspiré d’un fait divers réel[2] et ne se serait pas assez inquiété de rendre le crime vraisemblable, parce qu’il avait eu lieu avant et même rapporté dans les journaux. Bien que la perspective du narrateur soit infini chez Stendhal, ce qui d’ailleurs n’ajoute rien pour l’effet du réel, la mise en place et le développement du monologue intérieur des personnages principaux, poussé à un niveau innovateur jusque-là, aboutit à un allégement du rôle de ce narrateur omniscient en même temps qu’il conquiert une nouvelle nuance de vérité psychologique, tout à fait crédible au lecteur.

À l’exception de Balzac, les narrateurs des deux autres romans semblent vouloir s’estomper. Dans le Rouge, par les monologues intérieurs qui abondent. Dans L’Éducation, par l’attitude passive que prend le narrateur, à l’instar des personnages qu’il rapporte, la plupart des cas, de façon indirecte et se servant d’un imparfait qui ouvre le droit au doute chez le lecteur, étant donné que ce temps verbal mélange la voix du narrateur et celles des personnages qu’il rapporte en style indirect, comme l’a démontré Marcel Proust dans son célèbre article à propos du style de Flaubert, paru d’abord dans la Nouvelle Revue Française en 1920. Le narrateur chez Flaubert présente les faits de tout près, sans les commenter, les personnages subissant leurs destinées. La réalité y est si puissante et présente que l’on a du mal à en tirer des conclusions, de la commenter à la manière de Balzac. La perspective de l’ensemble manque chez Flaubert. Et c’est sans doute ce tout petit détail qui fait une énorme différence dans l’acceptation des romans de ces deux auteurs.

Balzac met à nu tous les rouages d’une société dépendante de l’argent sans quoi rien n’est possible dans le monde intérieur de l’œuvre aussi bien que dans le monde extérieur. Et les personnages, le narrateur et le lecteur en sont conscients. Tout est donné à l’avance au début du roman, tout est expliqué, les lois du monde et de la société y sont exposées à chaque instant. Chez Flaubert, au contraire, faute d’explications de la part du narrateur, tout est flou et rien n’est expliqué. Le lecteur est aussi perdu que Frédéric Moreau puisqu’il n’a pas un Vautrin, une madame de Beauséant ou un monsieur Goriot qui lui entame une explication éloquente de la vie, des vices et des relations humaines. Et comme ça, Frédéric, moins agile que Rastignac et que Julien, se perd dans le courant violent de la vie. Le style de Flaubert tel que Proust l’a interprété annonçait peut-être déjà, au niveau de la forme, un affaiblissement des formules du réalisme que Balzac concentre si ingénieusement.

Pour les trois romans, on peut apercevoir un certain mouvement de vie, des changements apportés par le temps qui rappellent la vie elle-même. Les héros connaissent une progression de leurs humeurs au fur et à mesure que l’intrigue avance. La vie et les circonstances les éduquent, différemment de la littérature classique où les caractères demeurent fermes et immuables, établis une fois pour toutes. Le temps bouleverse la vie, change les caractères et flétrit la peau. Cela paraît être la devise de ces trois romans. Et pourtant, il y a des nuances parmi eux, bien évidemment. On peut également observer que ces changements deviennent moins dramatiques quand on passe de Stendhal à Balzac et, ensuite, de Balzac à Flaubert, Julien Sorel ayant l’âme la plus instable des trois héros, jusqu’au point de se faire méconnaissable quelquefois – tantôt il méprise, tantôt il admire la classe propriétaire et le grand monde de Paris, en cherchant à s’adapter à chaque milieux pour s’y insérer. Eugène de Rastignac est celui qui subit plus entièrement son « éducation », à la fin, il se voit transformé et résolu à agir autrement pour parvenir à réussir dans le monde convoité, tandis que Frédéric ne se modifie que par la violence de son destin mystérieux qui le pousse vers un avenir incertain.

Cette expérimentation de chercher à apprivoiser et représenter dans la littérature le mouvement de la vie aurait dû faire partie d’un inventaire des procédés ayant comme objectif de susciter la sensation de réalité et de mélanger en quelque sorte le monde réel et le monde fictionnel. Thibaudet affirme même que « tout romancier voudra désormais faire le portrait de sa génération, ou de ce qu’il en a vu dans les milieux où sa destinée l’a fait passer ». Et c’est bien ça le projet intellectuel des auteurs réalistes du XIXe siècle, celui de saisir l’esprit d’une nouvelle génération et d’une nouvelle couche sociale qui s’inquiétait de son présent et de son avenir, en surmontant les anciennes convenances de la beauté dans l’œuvre d’art en faveur de l’observation et de l’analyse du quotidien, en veillant en même temps à ce que la voix tranchante du narrateur absolu s’efface pour donner place à une réalité qui se dévoile elle-même aux yeux du lecteur.

[1] Il s’agit là de la révolution qui s’est déroulée à Paris en février 1848 et qui a mis fin à la monarchie.

[2] Le dossier de l’affaire Antoine Berthet auquel Stendhal a pu avoir accès.

Published in: on 23 Mai 2015 at 2 h 05 min  Laissez un commentaire  

L’effondrement de l’empire de la papaye

Avertissement : ce texte contient des propos ironiques et quelques obscénités pouvant provoquer quelque bouleversement dans la relation du lecteur avec l’objet en question. L’auteur du texte décline toute responsabilité quant aux effets qui éventuellement pourraient se produire suite à sa lecture.

Personne ne doute – au moins aux Amériques, son origine (notre origine) – que la papaye soit l’un des fruits les plus agréables aux papilles et, de surcroît, l’un des meilleurs régulateurs, parmi les aliments, du bon fonctionnement du système digestif. Voilà l’argument rationnel – très à portée de la main pour l’enfant que j’étais alors – que mon père m’apporta le matin où il me fit goûter ce fruit magique pour la première fois. En effet, cette baie ovoïde charnue mi-jaune mi-orange, couronnée de nombreuses petites graines noires, qu’il avait déposée sur la table devant moi donnait l’envie. Puisque l’autorité – consentie par l’âge et non pas par le comble du bon sens ou de l’intelligence – m’avait instruit sur les avantages de cette merveille dont la vue ne me déplaisait pas, d’ailleurs, je me résolus à établir sa rencontre avec ma vie intérieure de la bouche. Déjà le contact de ma langue avec le mucilage blafard et visqueux qui enveloppe la pulpe m’évoqua l’image de mon père, un mauvais et néfaste journal à la main, traînant les jambes pour aller chaque jour, comme d’habitude, déféquer dans la salle de bain. La faute à lui, du moment que c’est lui qui avait fait en sorte que j’élabore ce rapport grotesque dans ma mémoire involontaire en soutenant sans relâche, stupidement tel qu’un pantin ridicule, les qualités du fruit concernant aux intestins. Et ce, après être venu de la cuvette le petit matin.

Depuis lors j’ai tenté de m’entendre avec ce fruit tropical, en essayant d’éloigner deux pensées divergentes qui s’étaient associées. De jour en jour, de petit déjeuner en petit déjeuner, là où il triomphe seul, les choses se sont enfin arrangées, quoique son mucilage me soit encore un peu déroutant. Il suffit de les laisser de côté, lui et les petites graines accommodées sur sa cavité, en grattant la surface du creux de la baie avec une cuillère. Ça y est ! Encore un traumatisme affectif surmonté. Je peux recommencer à écrire mon histoire. En tout cas, ce qui me ferait revenir c’est plutôt la rencontre que j’aurais à entreprendre avec le papayer – le charmant et imposant arbre de la papaye – sur la pente d’une petite colline à Paraty, sur la côte sud-est du Brésil.

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Published in: on 31 mars 2015 at 14 h 09 min  Laissez un commentaire  

L’agonie d’un père et le drame de l’injustice des rapports sociaux

« — Ah ! si j’étais riche, si j’avais gardé ma fortune, si je ne la leur avais pas donnée, elles seraient là, elles me lécheraient les joues de leurs baisers ! je demeurerais dans un hôtel, j’aurais de belles chambres, des domestiques, du feu à moi ; et elles seraient tout en larmes, avec leurs maris, leurs enfants. J’aurais tout cela. Mais rien. L’argent donne tout, même des filles. Oh ! mon argent, où est-il ? Si j’avais des trésors à laisser, elles me panseraient, elles me soigneraient ; je les entendrais ; je les verrais. Ah ! mon cher enfant, mon seul enfant, j’aime mieux mon abandon et ma misère ! Au moins, quand un malheureux est aimé, il est bien sûr qu’on l’aime. Non, je voudrais être riche, je les verrais. Ma foi, qui sait ? Elles ont toutes les deux des cœurs de roche. J’avais trop d’amour pour elles pour qu’elles en eussent pour moi. Un père doit être toujours riche, il doit tenir ses enfants en bride comme des chevaux sournois. Et j’étais à genoux devant elles. Les misérables ! elles couronnent dignement leur conduite envers moi depuis dix ans. Si vous saviez comme elles étaient aux petits soins pour moi dans les premiers temps de leur mariage ! (Oh ! je souffre un cruel martyre !) je venais de leur donner à chacune près de huit cent mille francs, elles ne pouvaient pas, ni leurs maris non plus, être rudes avec moi. L’on me recevait : « Mon père, par-ci ; mon cher père, par-là ». Mon couvert était toujours mis chez elles. Enfin je dînais avec leurs maris, qui me traitaient avec considération. J’avais l’air d’avoir encore quelque chose. Pourquoi ça ? je n’avais rien dit de mes affaires. Un homme qui donne huit cent mille francs à ses deux filles était un homme à soigner. Et l’on était aux petits soins, mais c’était pour mon argent. Le monde n’est pas beau. J’ai vu cela, moi ! L’on me menait en voiture au spectacle, et je restais comme je voulais aux soirées. Enfin elles se disaient mes filles, et elles m’avouaient pour leur père. »

(BALZAC, Honoré de. Le Père Goriot. Préface de Félicien Marceau. Paris : Gallimard, 1971, p. 343-344)

 

Nous voici plongés dans l’un des moments-clés du Père Goriot, l’instant précis où le vieillard agonisant se laisse enfin convaincre, non sans quelque saupoudrage de pathétique, de sa défaite en tant que père, tout en reconnaissant ses torts. Jusque-là, il a vécu immergé dans l’illusion d’un amour qu’en réalité ses filles ne lui dévouaient pas, s’étant même ruiné pour en avoir un peu. La source de revenus épuisée, les portes du « beau monde » se sont fermées et le pauvre homme est tenu à l’écart. Voilà la logique naturelle de la « machinerie » qui écrase tout ce qui lui fait obstacle. Et là, tout le génie de Balzac passe au premier plan, précisément lorsqu’il associe au pouvoir de l’argent, censé être le moteur de la société capitaliste naissante, cette passion dévorante et pathologique que le vieux Goriot consacre à ses deux filles. En effet, l’argent est le seul moyen par lequel ce pitoyable homme en proie à sa passion absolue parvient à l’assouvir. On ne saurait concevoir une telle conclusion sans au moins soupçonner un Balzac mordant caché derrière les propos des personnages (celui du père Goriot étant le plus dramatique) et même derrière ceux du tout-puissant narrateur.

Effectivement, le narrateur du Père Goriot ne manque jamais de commenter, ses sentences ne manquant pas non plus de produire une réaction positive ou négative chez le lecteur. Un certain regard scrutateur de ce narrateur sur les rouages d’une société au sommet de laquelle un jeune arriviste – Eugène de Rastignac – envisage d’atteindre semble suivre en parallèle avec l’éducation sociale de celui-ci aussi bien qu’avec la déchéance d’un père malheureux, d’où l’on pourrait pressentir la critique implacable que l’auteur devrait porter envers les rapports sociaux de son temps qu’il observait avec soin. Et la logique de ces rapports pourris touche en outre les relations entre parents et enfants dans les « scènes de la vie privée ». On présume même que cette intrigue paternel presque mélodramatique dont l’extrait fait la preuve éloquente relèveraient d’une surconscience critique de l’auteur. En effet, dans l’échec de ce personnage – la mort causée par un amour aveugle et baroquement démesuré qui côtoie la folie – figure déjà l’impossibilité, ou plutôt l’improbabilité, de se tenir droit devant une société injuste où le cynisme, l’argent et les rapports de dépendance qui faussent la pureté de cœur en sont les mécanismes. Goriot, quant à lui, a une grandeur de cœur assez développée pour faire face à cet engrenage atroce et finit par être englouti par le malheur.

Balzac est encore capable de réveiller chez le lecteur d’aujourd’hui une remise en question des liaisons sournoises et farfelues que l’on prend en société et, j’ose le dire, en famille. Ce n’est pas en vain que son œuvre gigantesque et organiquement articulé est intitulée La Comédie humaine. Ce projet d’un monde romanesque nous en dit encore beaucoup sur le nôtre. Et pourtant, dans un élan presque contradictoire, je tiens à constater que les interventions moralistes du narrateur, impossible de négliger d’ailleurs, risquent de troubler un lecteur contemporain qui ne se sent pas du tout concerné, comme le même narrateur l’avait déjà signalé au début du roman, puisque la compréhension la plus fraîche du texte s’encadre dans des limites temporelles et d’espace bien précises. Mais elle peut se faire finalement sans contrainte et avec d’autres références non ancrées à un certain Paris du XIXe. Ou ne sommes-nous pas installés à tout jamais au sein d’une liberté d’interprétation méritée et indispensable dans le domaine de la littérature ? Quoi qu’il en soit, la plume géniale de Balzac et sa façon de tisser le texte prêtent à l’émerveillement.

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 20 février 2015 at 2 h 57 min  Laissez un commentaire  

Sur le terrorisme en France et dans le monde : quelques brèves considérations

Condamner le terrorisme et les extrémismes politiques et religieux s’avère, cela va sans dire, essentiel et indispensable. Pourtant, ça ne suffit pas. Il est impératif d’entreprendre une quête des causes plus profondes de l’intensification du terrorisme au cours des dernières décennies.

Il s’agit ici d’un terrorisme qui, de nos jours, frappe avec beaucoup plus de vigueur et avec des conséquences plus inquiétantes les populations des pays du Moyen-Orient et de l’Afrique, dans des actions perpétrées par plusieurs mouvements intégristes, comme celui commis par le groupe islamiste Boko Haram qui est récemment survenu au Nigéria dans lequel on estime que 2000 personnes ont été tuées, sans compter les milliers de réfugiés.

Les puissances occidentales devraient se faire une autocritique concernant les actions qu’elles mènent, depuis des années, dans le Moyen-Orient et dans le nord de l’Afrique, deux régions abondantes en pétrole.

Et encore dans des régions du centre et du sud de l’Asie, comme l’Afghanistan. Il est bien de rappeler que les États-Unis ont soutenu, à la fin des années 70 et pendant les années 80, des groupes intégristes musulmans qui luttaient contre une dictature de gauche soutenue par l’ex-URSS (dont l’armée a occupé le pays de 1979 à 1989). Le taliban prend sa source dans des groupes extrémistes soutenus et armés par les États-Unis. Le pays est désormais plongé dans une guerre civile depuis bien d’années et a connu plus d’un million de morts, d’après des estimations.

En d’autres termes, des forces états-uniéennes sont impliquées dans la montée et la chute des talibans, comme c’est le cas aujourd’hui avec des groupes armés en Syrie et en Irak. Ces groupuscules extrémistes sont profitables aux intérêts des puissances occidentales lorsqu’ils s’opposent à des gouvernements hostiles à l’Occident, comme le gouvernement socialiste afghan (1978-1992) ou les dictatures laïques de Bashar el-Assad, en Syrie, ou de l’ex-président irakien Saddam Hussein. Il faut rappeler que les gouvernements du parti Baas arabe socialiste, parti des Asaad (père et fils) et de Saddam Hussein, une fois arrivés au pouvoir en Syrie et en Irak à partir des années 60, ont nationalisé le pétrole, en suscitant la colère des puissances occidentales.

De plus, les États-Unis soutiennent des dictatures et des monarchies absolutistes dans la région, comme en Arabie Saoudite, à condition que ces pays gardent une alliance avec Washington. Et l’Arabie Saoudite figure parmi les pays qui ont livré le plus d’armes et de munitions aux rebelles syriens. Des armes qui, bien évidemment, sont en possession des extrémistes.

Bref, il ne suffit pas que les puissances occidentales condamnent le terrorisme et augmentent l’effectif des forces chargées de la lutte contre la terreur intégriste afin de l’abattre. Il faudrait plutôt réviser et repenser la politique extérieure menées dans la région, qui sert les intérêts économiques et géostratégiques liés au pétrole. Mais cette révision aurait-elle de l’intérêt ?

Les interventions des puissances occidentales au Moyen-Orient et dans le nord de l’Afrique provoquent, depuis des décennies, des humiliations, de la haine et des insurrections qui se répandent et touchent d’une manière sans précédent des centaines ou des milliers d’Européens, notamment issus de l’immigration des anciennes colonies anglaises et françaises.

La France, l’Angleterre et d’autres pays européens doivent chercher maintenant la compréhension de ce phénomène nouveau : des jeunes nés et élevés en Europe qui se sentent encouragés à s’associer à des groupes extrémistes. Je rappelle par ailleurs que les actions terroristes en Europe ne se sont pas développées à partir des groupes intégristes musulmans. Il suffit de se rappeler les actions de l’Euskadi Ta Askatasuna (ETA) en Espagne, de l’Armée républicaine irlandaise (IRA) au Royaume-Uni etc.

Les puissances occidentales, en résumé, sont également responsables de la hausse du terrorisme dans le monde, ce qui la presse occidentale évite de reconnaître.

L’existence et les actions des groupes intégristes musulmans ont, dans leurs racines les plus profondes, de différentes motivations. Parmi elles, je l’affirme, se trouvent le colonialisme et l’impérialisme, deux mots qui ont quasiment disparu de la presse occidentale, comme si ces phénomènes historiques n’avaient jamais eu lieu ou comme s’ils n’avaient aucun rapport avec les épisodes actuels.

Il est évident aussi que le terrorisme trouve des explications intérieures à des sociétés marquées par des régimes dictatoriaux brutaux, exclusion sociale, pauvreté, inégalités et violences extrêmes.

Je considère essentiel de ne pas endosser des interprétations culturalistes simplifiées, comme celles soutenues par Samuel Huntington et sa thèse du « choc de civilisations », critiquée avec pertinence par plusieurs auteurs dont Edward Saïd, tous les deux déjà décédés.

Il est important de réaffirmer encore une fois : des interprétations qui cherchent à attacher les actions terroristes à des religions ou à des cultures, de façon générique et réduite, ne sont pas du tout ni soutenables ni endurables.

Pour ce faire, il suffit d’évoquer Malala Yousafzai, jeune pakistanaise âgée de seulement 17 ans, de famille musulmane, qui a obtenu le prix Nobel de la paix en 2014. Comme on sait, Malala a été victime des talibans en raison de sa lutte pour le droit à l’éducation des filles dans son pays.

Malala Yousafzai symbolise les principales victimes de l’extrémisme et du terrorisme : les populations musulmanes, notamment les populations civiles, les enfants et les femmes.

Malala symbolise tous ceux qui luttent pour le droit à l’éducation et à la liberté, sans distinction de religion, de culture ou de nationalité.

Kátia Gerab Baggio
Professeure d’Histoire des Amériques de l’Université fédérale de l’état du Minas Gerais

Traduit du portugais par Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 12 janvier 2015 at 4 h 56 min  Laissez un commentaire  

On m’a raconté un rêve

La vision du sang m’est très déroutant. J’ai failli perdre connaissance lorsque j’ai vu ce liquide rouge qui, pompé de mon avant-bras, remplissait la seringue, réceptacle inébranlable, le piston placé au milieu du tube. On m’avait confirmé ma maladie. Je tremble de chaleur. Je sue de froid. Sud de l’Amérique du Sud. Décembre. Je débarque dans la ville de ma mère un après-midi d’été. En dépit de l’heure, l’horizon se trouve chargé d’une obscurité vertigineuse, la chaleur pèse et de puissants cumulonimbus s’organisent. De fortes averses ne tarderont pas à se déclarer. Ma mère est enfermée dans sa chambre, la clim allumée. Je me faufile dans le couloir pour ne pas la déranger, mais elle me prend de court en ouvrant la porte de la chambre pour venir m’embrasser. Elle ressent toujours ma présence.

Tu étais installé dans le lit de ton beau-frère. La façon dont celui-ci te scrutait du regard te tracassait. Bientôt tu auras perçu la convoitise de l’autre. Tu as été déconcerté pendant un moment, en te bornant à n’émettre aucun son, à ne trahir aucune altération de ton corps. L’autre s’est glissé derrière toi, a fait sortir sa verge bandée du pantalon et l’a frottée contre tes fesses en te l’offrant. Tu étais sur le point d’acquiescer lorsque l’autre a introduit la langue agile dans ta bouche afin d’atténuer ta résistance. Tu as demeuré tout offert pendant quelques secondes. Il n’en demeure pas moins que tu aimes ton mari qui était à côté, silencieux, en train d’élaborer son mécontentement. L’autre disparaît comme un éclair. Il va falloir que vous en parlez davantage. Le silence ne fait que perpétuer le silence, alors que la parole engendre encore plus de paroles, plus de partage, plus d’identification, plus de conscience, plus de changement.

Allume ! Tu as vu ce bleu sur ma cuisse qui m’a été légué de l’au-delà ? Je me doute fort bien qu’on pourra me fournir une explication plausible là-dessus, puisque je te dis que je n’ai pas l’âme belliqueuse. Qui m’aurait pu faire mal ? Mon cerveau étant engourdi, je cherche le sommeil réparateur, alors que tu souffres d’une sensation de fourmillement picotant ton bras gauche. C’est le clair jaune de cette lune pleine qui attire la masse de sang de ton corps, en compressant ton flux sanguin… flux sanguin… flux sang… Je suis à bout de force ! Tu n’as qu’à dormir alors !

Maman et moi nous rendrons en France aujourd’hui dans je ne sais quelle ville du Midi. L’avion part à peu près dans deux heures et mes valises ne sont pas encore prêtes. En fait, je n’apporterai qu’un bagage cabine et un sac à dos que je ferai mettre en soute pour ne pas me déranger, mais surtout pour ne pas déranger les autres. J’aurais préféré éviter de traverser l’Atlantique, la résistance au nouvel ordre mondial pouvant se faire toujours en Amérique Latine (en Uruguay qui est juste à côté ou peut-être au Pérou qui donne envie), ce qui s’avérait beaucoup plus logique d’ailleurs. En tout cas, j’essaierai de guider ma mère comme je peux. On poursuit obstinément et pour de bon la désobéissance de la réalité afin de faire remarquer que l’on n’est pas jetable. Ma mère est aveugle et elle dépend de moi pour se déplacer d’un pays à l’autre. Je me dépêche : je suis censé faire mes valises et je sais que j’aurai du mal à trier mes affaires. Bon, je ferai de mon mieux, mais j’en serai embarrassé tout de même.

Me voilà qui suis devenu tout à fait encombrant finalement. Et ce matin la disposition des choses s’est encore dégradée. Je me demande si un jour je vais pouvoir m’arrêter, si ce fantasme va pouvoir s’arrêter avant qu’il ne se concrétise. Après tout, si c’est le cas, au moins je ne serai quand même pas tout seul, car je sens que j’engendre la vie. Une vie quelconque dont je néglige l’aboutissement. Les parents ont beau se réclamer un absolutisme fatal sur la vie de leurs enfants depuis la conception jusqu’au bout de l’existence, le temps se charge à enchevêtrer les tiges. Pour l’instant ce qui compte c’est que j’ai une fleur qui pousse dans mon ventre et que j’ai du mal à affronter. J’espère qu’elle n’a pas encore porté atteinte à mon cerveau. Non, je mens, j’aimerais bien qu’elle me réforme, voire qu’elle me révolutionne, de fond en comble. Mais pas trop comme ça ! Je ne mens plus.

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 30 novembre 2014 at 22 h 29 min  Laissez un commentaire  

La débâcle du royaume des clous de girofle

Une nuit de funérailles et, dans un élan, je me rencontre avec moi-même, à force d’avoir été obligé de reprendre tout le temps ma vigueur. Et pourtant, pour y arriver, j’ai dû apprivoiser un cerbère posé devant chaque porte de chaque sortie de mon labyrinthe. Depuis quelques années déjà, son état de santé morale connaissait une déchéance brusque et violente, sa « cervelle » devenant de plus en plus engourdie. Chuchotements, murmures, conversations parallèles, silence froid et immobile… j’ai eu l’impression de ne pas reconnaître le corps étendu dans le cercueil, posé au centre du salon qui sentait toujours les clous de girofle que l’on avait peut-être fait apporter avec lui. Une impression qui ne manquait pas à sa vérité. La différence entre le jour de sa mort et le jour de ma naissance n’a été qu’une expérience vide de père et de fils, de sorte que j’avais déjà sur-le-champ la certitude d’une détresse transformée en mémoire de jeunesse, décisive sans doute, mais sans importance, puisqu’on a déjà déclaré à tous poumons que la mort est l’occupation de la vie, malgré elle. Les rouages qui font pousser la vie sont plus puissants que la vie elle-même. J’ensevelis mes rhizomes, j’ensevelis mes graines et je reste, la figure flétrie, sans jeunesse, accablée de vie. Je donne la vie à mes enfants, ils s’occupent de ma mort, adaptation d’une phrase de Dany Laferrière et qui m’est devenue un fantasme dès lors. Cet auteur n’a pas eu de père non plus, si je ne me trompe… Si, je me trompe, ce père a une soixantaine d’années aujourd’hui, mais ce n’est plus mon père, c’est mon enfant, c’est un fantôme depuis le jour du cercueil, flottant dans l’air sans goût et sans odeur et qui a pris plaisir d’être nul, même si la vie ne se déroule plus normalement dans la rue. Pour se débarrasser de leur vieillesse, les parents scélérats réclament des enfants en leur reprochant la jeunesse. Je reproche la vie à mes enfants et je ferai en sorte qu’ils se transforment en violon, aigus et perçants. Et pourtant, je m’accroche pour ne pas plaquer tous ces projets. Je continue de refuser que j’ai tué mon père, parce que je l’ai toujours haï.

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 19 novembre 2014 at 1 h 07 min  Laissez un commentaire  

Un certain été européen

Le premier juillet 2014, jour où j’ai eu 27 ans, j’ai quitté mon pays de naissance pour passer un mois dans le continent européen. L’initiative de ce voyage n’était pas originairement touristique. Pour des raisons de travail, David était parti au Portugal quelques semaines avant, au bout desquelles je devrais le rejoindre. Pendant quelques jours, nous avons fait la découverte de plusieurs pays et villes d’Europe. Pour chaque pays et pour chaque première impression, comme d’habitude, j’ai adressé des messages à des amis Brésiliens et Français pour leur en faire part. Donc ensuite, il m’est venu à l’idée qu’il serait intéressant de réunir ces tous petits messages, de sorte à élaborer un texte coloré et embelli par quelques photos prises par David au cours de ces derniers jours. L’aventure commence au Portugal, se poursuit en France, aux Pays Bas et en Belgique et se termine de nouveau au Portugal, point de départ et d’arrivée à la fois. J’ai veillé à ne pas beaucoup modifier ou mettre à jour la substance des messages, qui ont été écrits à la va-vite et à la chaleur de la première impression, le repère de cette dernière étant mon but initial, même si parfois un premier regard peut apporter des jugements injustes et même méchants, je l’avoue dès maintenant. C’est notamment l’immédiateté que j’ai voulu garder ici.

Portugal, du 02 au 13 juillet

Au premier abord, Portugal nous a positivement surpris. Lisbonne est une ville vraiment formidable et les déplacements y sont relativement faciles. En peu de temps, il est possible de tout découvrir. La présence brésilienne n’est pas faible ici (ce qui nous réjouit, bien évidemment) : les restaurants de cuisine brésilienne sont partout, il y a pas mal de réseaux de magasins du Brésil et même la Banque du Brésil. Notre musique et nos novelas (séries télévisées) sont également très appréciées. Il paraît que l’ex-colonie est devenue culturellement plus importante que la métropole au cours des années, tant le Brésil est présent ici. L’architecture colorée et l’utilisation des carreaux en faïences émaillée (azulejos) dans les constructions rappelle les villes du littoral du Brésil. Cette semaine, on a quitté Lisbonne quelque peu pour se rendre au point le plus occidental du continent européen : Cabo da Roca, où le vent souffle furieux.

Il y a plein de voyageurs venus du Nord en vacances qui se rendent à la plage tous rouges (et pas bronzés du tout) en maillots de bain très ringards et en tenant un ballon pour jouer au bord de la mer. Le Portugal représente le côté chaud du continent, donc il y a pas mal de touristes en ce moment. La relation quotidienne avec les descendants de l’immigration africaine m’a semblé beaucoup moins tendue qu’en France, même si les Portugais sont aussi grossiers que les Français. Je me suis déjà disputé grave avec un d’eux dans un bus, j’ai littéralement « rodei a prenda » ! Les femmes noires sont très belles et s’habillent mieux que les femmes portugaises. J’ai kiffé grave ! Ma sensation est un peu partagée : parfois, j’adore être là ; d’autres fois, je déteste. Demain, destination Paris.

De mon côté, je continue de me réveiller tard et d’être soupe au lait, comme tu vois sûrement. 🙂

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France, du 13 au 21 juillet

Notre séjour à Paris a connu son terme précisément aujourd’hui. Que la ville se modifie tellement pendant l’été ! À la fin, tout s’est plus ou moins bien passé avec nous. On était logés dans un studio d’une collègue dans la Cité Universitaire (endroit qui vaut la peine de découvrir, d’ailleurs, il se peut que tu le connaisses déjà), près de la Porte d’Orléans. Cette fois-ci, puisque c’est l’été, on a choisi d’aller plutôt dans les endroits ouverts (Jardin du Luxembourg, Champ de Mars, Parc Montsouris) et de flâner dans la ville. Les étrangers venus de partout dominent la ville. J’ai déjà entendu mille langues différentes. Les arbres ont pris des couleurs, les fleurs de toutes espèces se sont épanouies et les gens portent des vêtements plus légers dans les rues. Les rives de la Seine sont particulièrement intéressantes à cette époque de l’année, on peut s’y balader tranquillement et il y a plusieurs activités de loisir proposées au bord de l’eau. Et pourtant, malgré cet été qu’ils attendent toujours avec beaucoup d’impatience, l’humeur français est toujours incompréhensible. Ou bien ils ne te parlent pas ou bien ils s’engagent dans des conversations dingues et sans aucun rapport avec rien. La plus dingue c’était celle d’un type qui m’est venu avertir de ne pas rester à l’ombre d’un arbre, car un certain corbeau qui était sur une branche pourrait faire caca sur ma tête.

Je dois avouer que, de mon côté, malgré tout, je me suis un peu emmerdé. Paris m’agace, je n’y vivrais jamais, décidément. J’ai souvent pensé à Luciana et à toi, comment ça serait génial de vous avoir ici avec nous. J’aurais bien aimé ! Encore un gros détail : on a pris trois jours d’une insupportable canicule ! Une sorte de Rio sans mer, on est parvenus à ressentir 42 degrés. Dans ces jours, on sortait plus tard, parce que le soleil se faisait écrasant. Mais enfin, David réussissait toujours avec de très belles photos. On a rencontré Barbara et Carole, les deux filles qui ont vécu avec nous en colocation. Elles se portent bien toutes les deux.

Aujourd’hui, on part à la découverte d’Amsterdam, en espérant respirer un peu plus de liberté pour chasser l’excès de surveillance et de contrôle que la France nous inflige.

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Pays Bas, du 21 au 25 juillet

On poursuit notre odyssée européenne avec le dessus du panier : les Pays Bas !

Et la vie nous a heureusement gratifiés tout en confirmant nos espoirs : quitter Paris pour arriver à Amsterdam, c’est comme quitter l’enfer pour arriver au paradis. On est complètement surpris de la capitale des Néerlandais. Dès le premier pied posé sur le sol nederlandse, on ressent déjà une certaine liberté qui flotte dans l’air. On se rend compte que l’on s’est enfin débarrassés des contrôles et des surveillances de la France. Mon corps s’en repose. Aujourd’hui, j’ose dire qu’Amsterdam est l’une des villes que j’aime le plus.

D’abord, au niveau de la nature, la ville s’harmonise comme si elle aussi en faisait partie, ce qui n’est pas faux, d’ailleurs. Il faudrait que toutes les villes du monde suivent cette conscience d’organisation. En tant que touriste, on peut tout faire à pied, longer et traverser les centaines de canaux, se promener à côté des vélos, le principal moyen de transport de la ville. Si tu veux, tu peux ensuite t’acheter une sucette ou une glace au cannabis et sortir baiser la belle travesti coquine de la vitrine du coin suivant, tout en pleine liberté sans aucun jugement moral, bien entendu. Il y a plein de choses à apprendre avec les Néerlandais ! De plus, ils sont très très très choux, sympa, j’ai eu même envie d’apprendre leur belle langue pour pouvoir mieux communiquer. On a rencontré une pote à moi, Alicia, avec qui j’avais fait connaissance il y a quelques années sur Internet et ça a été un rendez-vous hyper cool, même si mon anglais avait un peu disparu. Alicia est la néerlandaise la plus aimable du pays. 🙂

Le plus intéressant finalement c’est de ressentir physiquement même l’ambiance libertaire et l’ouverture d’esprit de la ville en marchant dans ses rues. Malheureusement, on n’est pas habitués à être bien accueillis (ni au Brésil, ni au Portugal, moins encore en France), donc Amsterdam surprend, étonne, bouleverse, toujours positivement, bien sûr. Ville de mon cœur, Amsterdam est la seule capitale européenne où je vivrais de libre gré.

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Belgique, du 25 au 30 juillet

Et notre dernier arrêt s’est fait à Bruxelles, la capitale de la Belgique et siège de l’Union Européenne. Je ne sais pas si c’était l’effet Amsterdam (notre ville du cœur), mais Bruxelles nous a un peu déçus. D’abord, par la quantité de voitures dans les rues et les bouchons assez fréquents, ce qui fait penser un peu à la détestable São Paulo. Bon, au moins à Bruxelles les conducteurs respectent les piétons. Au fait, par rapport à l’accueil, il n’y a pas de quoi se plaindre, les Belges sont gentils et reçoivent bien. Le problème c’est l’organisation de leur capitale qui n’est pas très intéressant pour les touristes (ni pour les habitants !).

Ce qui étonne vraiment à Bruxelles : les communautés d’immigrants, notamment les Turcs et les Marocains, j’ai eu l’expérience d’être en Turquie, entouré de Turcs. Dans les rues, nous avons vu moins de Belges que des Turcs. C’est super d’entendre leur langue et d’observer leur comportement ! Comme tu le sais, Bruxelles a deux langues officielles : le néerlandais et le français. Il m’a semblé que le français s’est imposé artificiellement avec le temps, vu que la toponymie du pays est presque complètement en néerlandais. Dans le commerce, ils utilisent plutôt le français et je me suis senti beaucoup plus à l’aise de parler français ici qu’en France. Je pense que c’est toujours positif d’élargir les possibilités linguistiques et la Belgique m’a paru moins impérialiste avec le français, le néerlandais étant aussi important que la langue de Molière.

C’est une joie de pouvoir apprendre plusieurs langues et de choisir celle qui nous convient le mieux ! C’est une joie d’être plurilingue ! J’ai encore envie d’apprendre le néerlandais un jour. Pour finir, il faut ajouter que nous nous sommes perdus plusieurs fois à Bruxelles, ce qui nous a permis de découvrir des endroits moins touristiques finalement. Nous avons goûté une bière fruitée saveur chocolat et fraise qui était pas mal. Une boisson sucrée pour terminer un séjour salé. J’exagère comme toujours. Si je n’exagérais pas, ce ne serait pas moi, quoi !

Nous passerons quelques jours encore à Lisbonne, où nous avons déjà une petite sensation d’être chez nous !

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Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 24 août 2014 at 23 h 35 min  Laissez un commentaire  

Journal de bord (sixième partie)

Et après tout, je continue de me demander, je continue de me révolter contre tous ceux qui gâchent ce monde humain qui aurait pu trouver une voie plus juste, plus sensible, plus cohérente pour poursuivre son évolution. Si une catégorie professionnelle décide pour la grève afin de revendiquer quoi que ce soit, il est naturel que les membres arrêtent leur fonction, si ma cervelle n’a pas été ravagée par le feu du labyrinthe du paragraphe précédent – il se peut bien, quoi ! Et bien, les professeurs du secteur de Lettres ne sont pas de cet avis, du moins la plupart d’eux, même après avoir voté pour la grève, un déluge de compositions tombant sur nos carcasses dessoudées. Je me figure que ces esprits singuliers touchés et nourris par la plus fine fleur de l’art littéraire tiennent à contester la loi de la logique, puisque le vers bien retouché avant tout. Qu’est-ce que je suis encore naïf, je n’ai pas encore suivi mon « Éducation Sentimentale », les circonstances de la vie vont s’en charger ! Je disais que la carrière académique avant tout, vive le pouvoir de la hiérarchie ! … Laissez-moi tranquille avec mes programmes de Master ! Dès que vous aurez passé votre soutenance de thèse, vous ferez votre entrée dans le monde intouchable de la Raison sans raison. Ils veulent me foutre la gueule avec leurs histoires. Cette bulle magique leur ouvre le droit à l’incohérence. Et c’est ainsi que les professeurs qui votent pour la grève ne souhaitent pas rater la montée de leurs carrières individuelles. Stupidité ? Ils croient sans doute que nous sommes stupides, à force d’être usés et utilisés inlassablement en tant qu’instruments, en tant qu’échelles de leur ascension, boucs émissaires. Ce sont ces pensées injurieuses qui occupent mon esprit dans cette soirée du 3 juin 2014, où un puissant front froid accompagné d’une implacable masse d’air glacial viendra se précipiter sur l’assemblée de la Raison, en troublant et en engourdissant leurs cervelles distinguées.

Aujourd’hui, j’ai été sûr d’avoir bien fait de lâcher cette bourse, je ne regrette nullement, je n’ai pas été fait pour ça non plus. Pour quoi ai-je été créé ? Juste pour sentir, sensibilité pour moi, sensibilité pour les autres. La langue française cause avec la langue portugaise tout en arguant que le monstre qu’elle assujettit dans mon inconscient, malgré cette dernière, est déjà développé à un tel degré qu’il serait temps qu’il prenne son essor et qu’il s’en aille pour me faire venger ou pour me laisser en paix. Devenu une fabrique de petits monstres. Dans ce milieu, qui ne manque jamais d’hypocrisie d’ailleurs, tout le monde se laisse emporter par la peur, une peur issue d’une relation hiérarchique injuste mêlée à un peu de respect et à pas mal d’embarras. Je vois cet amalgame de mauvaises sensations partout, je l’ai vu sur la gueule du mec qui parlait à son « maître » ce soir, abus de faiblesse. Aujourd’hui, j’ai été sûr d’avoir bien fait de lâcher cette bourse. Je prends contrôle de ma vie. Je tue, si nécessaire, je puis être monstrueux, parce que la vie m’a fait découvrir ce côté venimeux avec lequel elle châtie ses insoumis. Indocile, insubordonné, je vomis ! La peur qui vous caractérise, je n’en sais rien, je n’y reconnais pas ma conduite. Plusieurs réussissent. La plupart, sans doute. Lâchez-moi ! Je… Il ne faut pas que je me calme ! Une épopée trop souvent caricaturée, déformée, malmenée. Sa fin tragique ne fut que le fruit d’une oppression sociale constante et cruelle à laquelle il dut faire face au quotidien pendant un quart de siècle. Au-delà de ce destin effroyablement pesant… il ne reste que la haine et la pomme. C’est pour vous montrer combien je suis détraqué.

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Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 29 juin 2014 at 5 h 10 min  Laissez un commentaire  

Journal de bord (cinquième partie)

Fin mai, la lumière solaire devient de moins en moins puissante, l’hiver approche. Ces transformations qui ont lieu au cours de chaque année me frappent, je ne puis y être indifférent, une révolution des angles entre la Terre et le soleil éclate et les conséquences ne tardent pas à se rendre évidentes. Sur terre, le mois de mai marque un autre genre de révolutions, les révolutions automnales. Faute de justice sociale, plusieurs secteurs sociaux arrêtent leurs activités afin de se faire entendre, les revendications concernant notamment à des augmentations salariales. De ce fait, il y a des grèves partout et la ville, dont les habitants, le plus souvent, sont contraints à se porter froidement les uns envers les autres, puisqu’elle n’offre (nullement) aucun espace de socialisation, devient la scène des drames les plus roboratifs que je n’aie jamais vus. J’apprends, non sans une pointe d’enthousiasme, que je ne suis pas entouré de fantoches automatisés. Au moins pas tout le temps pendant l’année. Il est des moments où je sens comme si je me redressais, malgré une pointe de mélancolie persistante. Les plusieurs grèves qui se sont abattues sur São Paulo en ce mois de mai 2014 ont déterminé une pause dans les activités de français, mais je me suis acharné à continuer d’écrire le journal, même si je n’ai pas souvent grand-chose à dire. Ça reste un moyen de s’entraîner quand même, de dire sa haine et sa honte de façon plus discrète et plus saine, en prenant garde à toujours respecter l’autre, même lorsque, dans un élan de révolte, on est persuadé que cet autre n’en mérite guère. J’ai eu beau retrouver le fil de mes pensées, je l’avais perdu à tout jamais. J’avoue que mes jours de créativité se sont éteints, je soupçonne et je porte espoir qu’un immense réarrangement se fasse en ce moment dans mon esprit.

Je suis né un mercredi, le mercredi premier juillet 1987, j’avais été chuchoté en plein printemps neuf mois avant. Je n’étais pas le produit d’une soirée tiède et romantique d’amour entourée de fleurs colorées du mois d’octobre, et je me suis annoncé le premier jour d’un mois glacial au beau milieu d’une matinée froide d’un hiver austral à trente degrés de latitude sud. Mes parents ne me voulaient pas de prime abord et j’ai dû beaucoup pleurer pour que ma mère me garde et pour que mon père ne me jette pas dehors, soupe au lait depuis toujours. Ce jour-là, j’ai eu tellement froid que l’idée de revenir au paradis tropical où je me trouvais la veille, plongé dans une piscine chaude d’ombres muqueuses, ne me quittait pas. Et pourtant, je n’ai pas eu d’autre choix que de monter dans ma bagnole et partir découvrir mon nouveau foyer, mon nouveau coin. Il paraît que je n’en étais pas content. Et je ne suis toujours pas content. Qu’est-ce que cette idée de tirer une balle dans la putain de tête de celui-là me revient sans relâche ! Pour la première fois, j’assume mon côté méchant, je ne suis plus vierge, je suis humain, je baise partout, appelle-moi salaud. Arrête de te moquer, je parle de toi, j’ai froid aux yeux, il faudrait qu’un jour on surmonte la coquille, il est temps d’une révolution des mœurs, d’une révolution qui bouscule les destinées sans amour et sans franchise. Le manque de sincérité est le manque d’amour. J’avoue ma haine, j’avoue mon aigreur afin d’en être purifié. J’ai vécu plusieurs années coincé dans un labyrinthe en feu dont je n’ai pu retrouver ni les sorties officielles ni les sorties de sécurité. Au moins j’ai pu me réchauffer et ramasser l’énergie dont j’aurais besoin dans l’avenir. J’ai encore quelque brûlures çà et là… Tu veux les voir ?

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 20 juin 2014 at 21 h 21 min  Laissez un commentaire  

Journal de bord (quatrième partie)

Quoi qu’il en soit, l’ombre de Jeanne d’Arc est montée du Tartare pour me tracasser, pour me traquer et pour venger la grande nation des révoltes de ce petit Américain qui n’a pas su comprendre la supériorité d’esprit de la nation mère des Lumières et qui a osé l’injurier dans ses pensées. En effet, quelques jours plus tard, je me voyais devant un vieil homme à la figure flétrie dont l’expression ne manquait pas de cynisme et qui me taquinait à propos d’un match de foot entre la France et le Brésil au XXe siècle à la fin duquel son pays avait remporté la première place du Mondial. J’ai dû m’arrêter pendant quinze minutes, revenir en arrière au fil des siècles, changer la direction de mes circuits neuronaux… Voilà ! Tout ce que j’ai pu repérer c’est que j’étais un garçon-fille qui détestait le foot et qui, par conséquent, n’était pas aimé de son père ni de ses potes du collège. Je me suis mis à pleurer devant ce grand méchant loup qui, par son énorme gueule, m’accablait de sarcasmes. La victime et le bourreau. Je ne me garde jamais d’être pathétique, une fois de plus, je subissais la même injustice : j’ai besoin de vivre, laissez-moi libre ! Je crois que je vais tout plaquer, je me sens attiré par le vide, je m’accroche pour pas craquer, je suis comme écorché vif ! En revenant au sérieux, que mes amis Français ne se vexent pas de cette petite critique, vous savez que je vous aime à mort d’une chaleureuse étreinte. Je ne fais que mettre la lumière sur les événements dramatiques de ma vie. À ce point-là, la langue française avait été déjà refoulée. Il fallait que je me retrouve, ou plutôt, il fallait que je me retrouvasse.

Et avec le temps, je me suis retrouvé, il nous est impossible de ne pas se remettre, tant que nous continuons de vivre. Aujourd’hui, lorsque je me figure les jours passés à Paris, je ne suis pas capable de contenir la sensation d’échec que j’éprouve par rapport à la langue française. Le gouffre interposé entre ma culture et la leur s’imposant insurmontable parfois ; ma sensibilité se déchirait et je ne pouvais donner libre cours à mon imagination. C’était peut-être la première fois que je me voyais étranger et, l’accueil n’étant pas si chaleureux qu’un jeune naïf pourrait s’imaginer, certaines illusions tombèrent par terre, donnant place au vide. Je viens de dire qu’avec le temps, je m’étais revenu, néanmoins. Et je disais vrai, mais les circonstances m’ont valu une mise en question sur mes choix. Quand on est jeune, la soif du monde qui va avec s’appuie sur notre bonne foi à travers laquelle on regarde le monde. Celle-ci disparue, on ne peut compter que sur nous-mêmes, n’ayant pas d’autre choix que de mettre en valeur nos particularités intellectuelles et notre caractère. Je m’ennuie d’écrire ces lignes aujourd’hui et je soupçonne même d’avoir écrit des bêtises ou pire, d’avoir essayé de traduire des idées inintelligibles. Derrière ma fenêtre, l’horizon pâlit, la ville agitée d’un fatras sans vie sera bientôt jetée dans le noir, la mort si proche de tout le monde, je déprime et je sens cette langue s’échapper de mes mains. Tout ce que je fais c’est hésiter. J’hésite même en ma langue maternelle, je me doute que ce soit mon âme qui hésite. Et muni d’une âme hésitante, que deviendrai-je ? Il est temps de se mettre à s’occuper de cette âme frémissante en quête de meilleurs jours. Il faut s’habituer aux mouvements des astres et au manque périodique de lumière.

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 13 juin 2014 at 22 h 26 min  Laissez un commentaire  

Journal de bord (troisième partie)

On est le 23 avril 2014. Je viens de lire ces quelques lignes que j’ai écrites et je pense avoir perdu le fil pendant quelques instants. En tant qu’apprenant d’une langue étrangère, il est impératif que je me pose quelques questions hypothétiques. Le fait de ne pas pouvoir repérer mon discours et de trouver mes lignes bizarrement étranges est un effet de l’ordre du linguistique ou du littéraire ? La langue-autre, celle qu’on veut apprivoiser, nous rend instables sur le plan émotif, car on ne sait jamais si le problème existentiel de la nouvelle identité forgée par la langue est une question du code lui-même ou de l’autre nature, comme par exemple, le manque de confiance en soi-même. Faut-il que j’arrondisse les angles de mes phrases ou de mes pensées pour me faire mieux comprendre ? Si vous avez pensé à la seconde option, il sera peut-être trop tard pour régler ça, je suis dans la seconde moitié de la vingtaine, je vais périr fou. Si, en revanche, vous avez pensé à la première option, il se peut que je m’en sorte vainqueur, mais quelle sensation de défaite d’avoir passé six années d’étude pour devenir cette grosse bête incapable. Il y aurait encore d’autres possibilités ou d’autres combinaisons que je n’aurais pas encore prévues. Bref, tout le monde aura besoin d’aide, soyons humbles et solidaires. Cette langue va m’aider à transformer le monstre que je mène dans ma carcasse. Sinon pourquoi l’apprendre ? L’excès de sensibilité a fait de moi une bête torturée, je n’en veux pas devenir une qui inflige cette même torture. C’est pourquoi j’ai décidé de voyager léger et de veiller à ce que mes élèves le fassent à l’instar de moi. J’ai encore perdu le fil. J’ai probablement voulu dire qu’apprendre une langue est quelque chose de fort délicat, une action qui tient à l’identité, soit en la renouvelant, soit en la détruisant, soit en la… sortons de ce labyrinthe.

On m’avait déjà dit que la sympathie n’était pas la qualité la plus remarquable en France – et là j’atténue ma phrase, bien entendu – mais j’avoue que je m’attendais à être mieux accueilli tout de même lors de mon premier voyage à l’Hexagone. Déjà à l’arrivée dans l’aéroport d’Orly, après une demi-journée de vol avec une escale à Madrid, mon premier contact avec la langue que j’ai choisie d’étudier se fait pour régler un problème de bagages retardés. Je peux même dire que ce jour-là j’ai eu de la chance, car j’ai su parfaitement me faire comprendre et que j’ai reçu un bon traitement. Ce serait le lendemain que j’allais éprouver la célèbre humeur en dents de scie des Français. Ayant besoin d’un stylo pour remplir le Paris Museum Pass que nous venions de nous acheter, je me suis adressé au concierge de l’hôtel Saint Georges, rue Victor Masset, où nous logions. « Est-ce que tu pourrais nous prêter un stylo pour remplir… ? » lui ai-je dit, ce à quoi il fait mine de ne pas comprendre. « Où est ma faute ? ai-je pensé sur-le-champ : j’ai bien utilisé la formule interrogative, j’ai utilisé exprès le conditionnel présent et j’ai articulé impeccablement chaque mot de la phrase. » Légèrement fâché, il m’a expliqué que j’aurais dû le vouvoyer et que je devrais faire attention à vouvoyer les gens désormais. Belle façon de recevoir les étrangers, en les contraignant à vouvoyer les natifs ! J’ai décidément plaqué le français en faveur du portugais, je me sentais contraint à déchiffrer toutes les valeurs émotionnelles et sociales attachées aux formes linguistiques et qui jusque-là m’étaient plus ou moins impénétrables. Conclusion du jour : en Amérique (qui est un continent et pas un pays, bien entendu) on sait être plus heureux, est-ce grâce à l’espace plus ouvert et plus libre où la diversité réussit à s’imposer sans contraintes et sans amertumes ?

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 6 juin 2014 at 23 h 35 min  Laissez un commentaire  

Journal de bord (deuxième partie)

« Crève charogne ! », c’est ce que j’ai dû dire à l’époque du théâtre grec (du cours à la fac et pas dans l’Antiquité) plutôt à cause de la charmante dame qui donnait le cours et beaucoup moins à cause des textes classiques qui, si, d’une part, au niveau du français, m’apprirent pas mal de vocabulaire, d’autre part, au niveau sociologique, m’apprirent à aimer mon temps. J’exagère, j’ai juste eu le sentiment de ne jamais souhaiter revenir en arrière. Passons au XXIIe ! Et propres ! « Crève charogne ! » est ma devise d’aujourd’hui, 03 avril 2014 (sans article devant la date, s’il te plaît). Je m’explique : tout ça parce que j’ai décidé de donner fin à ce qui aurait pu être une belle aventure sans tenir à ce qu’on me fasse sortir du trou. Je suis de ceux qui choisissent les voies les plus désastreuses. Je rêve combien de fantômes secs existent sur terre ! Ils prétendent que je me suis fourvoyé dans l’interprétation que je me permets du monde. Ne dites pas que je suis dingue, cette folie reprend une partie d’une série de messages échangés avec une certaine Française têtue et sans cœur à qui j’ai dû apprendre quelques leçons de vie, la pauvre. C’est vrai que je n’ai pas manqué d’absorber quelques phrases. Je n’essaie jamais de contrebalancer ma charge émotive et je ne veux pas que mes enfants le fassent. Même emporté au plus haut degré, je suis capable d’apprendre, quoique ce soit improbable, car le langage tragique de mon cœur ne comporte aucune langue. Il se peut que mon esprit ne distingue pas les choses d’une manière très nette en ce moment, mais je suis conscient que j’ai utilisé le mode subjonctif pas mal de fois, puisqu’il s’agit d’un mode qui sert à exprimer la subjectivité et l’incertitude. Je ne suis pas certain d’aller bien en ce moment – et là l’infinitif vient tout compliquer, car c’est moi le concerné dans les deux propositions, je ne suis pas certain d‘aller bien.

Et je n’allais certes pas bien lors de la dernière classe de langue. Avant de m’abandonner à des réflexions et débats intimes pour en trouver les raisons et les coupables, je tiens à me dire que les mauvais jours (et les mauvais pas) font partie du jeu. Ou voudrai-je négliger l’époque où, après de longues heures d’affilée de répétition, je sortais parfois du théâtre en lambeaux, tout en me jugeant le dernier des acteurs ? En ces moments, le bus qui me reconduisait chez moi portait conseil : les paysages qui se déroulaient devant la fenêtre étaient rassurants en quelque sorte. Et pourtant une São Paulo n’a pas la grandeur ni la sublimité d’une Porto Alegre, aussi sûrement qu’un cours de langue n’a pas la noblesse ni la sensibilité d’une répétition théâtrale. Mais les deux peuvent faire concurrence pour la naissance d’une même angoisse, celle de ne pas réussir à accomplir le but primordial qu’on s’est donné. Dans le cas d’une langue étrangère, je devrais avoir déjà conscience de l’apprentissage en courbes. La langue n’est qu’une forme apprêtée à accueillir des milliers de contenus qui n’auront forcément pas un lien intrinsèque avec elle. Seul ce raisonnement suffirait pour me convaincre que je ne suis pas une éponge pour tout absorber ou pour porter de l’intérêt à tout sujet que la langue française enveloppe. De temps en temps, je me souviens de ma condition humaine, ou serai-je assez rigoureux envers moi-même ? Je ne suis certes pas un lâche. J’ai toujours essayé de reproduire la vitesse locutoire de la langue que j’ai choisie d’étudier, je me punissais mentalement (pourquoi l’imparfait au lieu du présent ?) lorsque je ne comprenais pas un document sonore ou un reportage à la télé, sans me demander si le problème ne résidait pas dans le manque d’intérêt pour tel ou tel sujet.

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 30 Mai 2014 at 11 h 45 min  Laissez un commentaire  

Journal de bord (première partie)

On est le 28 mars et voilà presque six ans et demi écoulés depuis mon premier contact avec la langue française. Pendant ma troisième année de français à l’USP (Université de São Paulo, langue V, plus spécifiquement), j’ai été poussé à m’engager dans l’écriture d’un journal de bord portant sur mon processus d’apprentissage, raison pour laquelle j’écris ces lignes, d’ailleurs. J’ai décidé de le faire sous forme de texte pour que je puisse développer et me perfectionner véritablement dans la rédaction en français, langue que j’ai choisie d’étudier. C’est un défi que j’espère pouvoir mener jusqu’au bout. Au début du cours, j’étais convaincu du fait que j’avais atteint un niveau plus que satisfaisant de langue et que la pratique continue de lectures inlassables et de rédactions m’avaient donné une sorte de maîtrise presque organique de la langue française. Je dis « presque » puisqu’il s’agit de ma deuxième langue et non pas de ma langue maternelle. Ça fonctionne comme si je savais naturellement, par intuition, une telle ou telle règle grammaticale, ou plutôt comme si je la reconnaissais dans un contexte d’usage, soit dans un texte écrit ou oral, à force de rester longtemps penché sur la langue durant les journées, mêlé à elle dans mon quotidien professionnel et intime (chez moi et avec mon mari). Et pourtant, c’est une langue de la vie adulte, pas de la prime enfance, ce qui lui accorde le droit de toujours se me présenter mystérieuse, pleine de pièges dans lesquelles je peux souvent me faire attraper. Conscient de ce raisonnement et prêt à continuer de progresser, je suis charmé de la possibilité d’approfondir mes connaissances sur des contenus que je maîtrise plus ou moins bien.

Puisque c’est bien ça le but d’un cours de perfectionnement. J’avoue que je me sens moins bête, mais quand même. Je me la suis approprié cette langue, de quelque sorte, mais, de temps en temps, elle se masque en monstre juste pour me faire ridicule. Ce sont des sujets auxquels j’aimerais bien revenir dans quelques jours, car là je veux passer à tout autre chose. Hier, en me couchant, j’ai dit à David qu’une morsure de requin ne faisait pas mal. Je n’ai pas eu tort, parce que la morsure dont je parlais avait une valeur générale, il ne s’agissait pas d’une morsure spécifique, précise, œuvre d’un requin connu et redoutable, mais de toutes les morsures réelles et possibles qui ont pu/peuvent/pourront être accomplies par les plus divers requins qui ont existé dans le passé, qui existent en ce moment et qui existeront dans l’avenir. Dans ce cas, je me déclare le droit d’affirmer qu’une morsure de requin ne fait pas mal. Le concept est général, assez général et l’idée est virtuelle, c’est pourquoi d’ailleurs cette phrase m’est devenue un fantasme pendant quelques instants. Cette situation, produite sans doute par la conscience selon laquelle le complément du nom qui n’est pas précédé d’un article lui donne une idée de non-particularisation, entraîne ou plutôt me fait rappeler que lorsque j’ai suivi un cours de théâtre grec, littéraire et pas de scène, et que j’ai décidé de lire les tragédies en français, car dans la bibliothèque de la faculté de lettres il y a pas mal de classiques en français, vu que les fondateurs de la faculté étaient des Français, à mesure qu’un nouveau vocabulaire se dévoilait sous mes yeux, je cherchais d’agencer les mots de sorte que la phrase finale pût avoir au moins un peu de sens, telle que la suivante : Aujourd’hui, j’ai vu une guêpe qui buvait un verre avec une paille, j’ai tressailli, elle m’a assailli, ce qui constitue une ignominie, piqûre saillante qui m’a assiégé. Vocabulaire typiquement grec !

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 9 Mai 2014 at 11 h 37 min  Laissez un commentaire  

Commentaire sur « Le Rouge et le Noir »

« (…) L’hypocrisie, pour être utile, doit se cacher ; et Julien, comme on voit, avait fait à mademoiselle de la Mole une demi-confidence sur son admiration pour Napoléon.

« Voilà l’immense avantage qu’ils ont sur nous, se dit Julien, resté seul au jardin. L’histoire de leurs aïeux les élève au-dessus des sentiments vulgaires, et ils n’ont pas toujours à songer à leur subsistance ! Quelle misère ! ajoutait-il avec amertume, je suis indigne de raisonner sur ces grands intérêts. Ma vie n’est qu’une suite d’hypocrisies, parce que je n’ai pas mille francs de rente pour acheter du pain.

– À quoi rêvez-vous là, monsieur ? lui dit Mathilde qui revenait en courant. »

(STENDHAL, « La reine Marguerite ». In : ___________. Le rouge et le noir. Paris : Gallimard, 2000)

Ladite scène succède l’épisode où l’académicien et Julien, tous les deux domestiques du marquis de la Mole, entretiennent une conversation concernant l’attirance voire la fascination de Mathilde de la Mole pour l’acte héroïque d’une aïeule de celle-ci qui, au XVIe siècle, avait enseveli elle-même la tête tranchée de son amant. Là Julien, le héros arriviste rongé par l’orgueil qui cherche sans cesse se faire une place au soleil au modèle de Napoléon Ier, se rend finalement compte que cette fille de si haute naissance partage la  même sorte de sentiment romanesque que lui, sentiment selon lequel il est tout à fait honorable de se battre héroïquement pour obtenir ce que l’on souhaite. Même s’ils appartiennent à des rangs sociaux opposés – elle, noble et lui, plébéien – et que leurs réalités soient fort éloignées, il reste cette bravoure de cœur qui les attache.

Et pourtant rien n’est si évident pour les protagonistes qu’il l’est pour le lecteur. L’admiration de Mathilde doit être cachée de la société qui la fréquente et c’est justement en se servant du mot hypocrisie que Stendhal le démontre dans son commentaire succinct de la scène. On est en 1830 et la Restauration, menée par la noblesse, a installé la peur sans bornes des couches sociales qui se réclamaient le gouvernail. Stendhal écrit quand même un roman dont les événements sont vus par les yeux d’un héros plébéien, à partir même de ses pensées. Au cours du second paragraphe de la scène extraite, l’auteur abrège un concis monologue intérieur du héros où il songe à sa condition morale inférieure à celle des nobles. Il décide de monter l’échelle sociale, malgré son époque, comme Napoléon qui est également cité dans la scène. Là on a la sensation que le plan fictionnel se mêle à la réalité historique.

Les circonstances historiques de la Restauration et toute l’importance accordée à la hiérarchie sociale qui va avec semblent s’être emparées de l’esprit sensible de Stendhal qui les met en scène à travers ces personnages ambigus – et même tragiques, puisqu’ils pensent de manière fort opposée aux propos qu’ils sont en train de dire (l’hypocrisie). D’après le philologue allemand Erich Auerbach, cette sensibilité face à la réalité concrète de l’histoire en cours, entraînant une réponse esthétique du roman de sorte que les événements historiques participent à l’intrigue, est quelque chose d’innovateur jamais vu avant dans le domaine de la littérature. De là, l’inspiration du héros Julien Sorel pour les aventures de l’empereur Napoléon Ier, un homme qui s’est bâti son sort, ou encore l’atmosphère empoisonnée d’hypocrisie et d’ennui dans les milieux aristocratiques où l’on craignait une révolte qui pût ébranler encore plus la structure sociale que la Révolution de 1789. L’extrait choisi du Rouge faisant allusion à l’histoire publique française et la division nette de classes sociales et qui n’est compris qu’en fonction de l’état de choses de l’époque, démontre que Stendhal ne pouvait être indifférent à ce qui se passait dans son temps et, bien plus, que les mécanismes sociaux qui existaient véritablement hors de la conception d’une œuvre pourraient conduire l’individu à l’échec autant dans la vie que dans un roman. En effet, l’époque de la Restauration ne permettrait pas l’essor d’un plébéien. Le sort de Julien en était déjà jeté.

Le style de Standhal est vif et percutant. L’élaboration psychologique des protagonistes à l’aide de courts mais non moins précis et perspicaces monologues intérieurs qui les montrent du dedans délivre l’auteur de longues descriptions ennuyeuses. De plus, il va droit à l’essentiel sans être trop rapide dans les commentaires. J’ai même l’impression de voir les scènes les plus dramatiques et décisives du roman se dérouler devant moi comme dans un théâtre ou dans la vie réelle elle-même, tant la voix narrative accompagne l’action sans perturber son effet. S’il s’agit là d’un procédé réaliste pour mettre en place un effet de réalité, cet effet est tout à fait réussi. Bref, le mouvement avec lequel Stendhal conduit l’intrigue captive même un lecteur du XXIe siècle aussi bien que son écriture parvient à faire vibrer chez le lecteur les émotions de ces scènes dramatiques. C’est sans nul doute un classique incontournable.

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 1 Mai 2014 at 2 h 37 min  Laissez un commentaire  

Doute

Qui va créer celui qui apportera la preuve définitive que Dieu n’existe pas ?

Oui, je suis convaincu qu’il n’existe pas.
Oui, je suis irrité avec ceux qui insistent qu’il maîtrise ma vie.

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 21 mars 2014 at 14 h 02 min  Laissez un commentaire