Journal de bord (première partie)

On est le 28 mars et voilà presque six ans et demi écoulés depuis mon premier contact avec la langue française. Pendant ma troisième année de français à l’USP (Université de São Paulo, langue V, plus spécifiquement), j’ai été poussé à m’engager dans l’écriture d’un journal de bord portant sur mon processus d’apprentissage, raison pour laquelle j’écris ces lignes, d’ailleurs. J’ai décidé de le faire sous forme de texte pour que je puisse développer et me perfectionner véritablement dans la rédaction en français, langue que j’ai choisie d’étudier. C’est un défi que j’espère pouvoir mener jusqu’au bout. Au début du cours, j’étais convaincu du fait que j’avais atteint un niveau plus que satisfaisant de langue et que la pratique continue de lectures inlassables et de rédactions m’avaient donné une sorte de maîtrise presque organique de la langue française. Je dis « presque » puisqu’il s’agit de ma deuxième langue et non pas de ma langue maternelle. Ça fonctionne comme si je savais naturellement, par intuition, une telle ou telle règle grammaticale, ou plutôt comme si je la reconnaissais dans un contexte d’usage, soit dans un texte écrit ou oral, à force de rester longtemps penché sur la langue durant les journées, mêlé à elle dans mon quotidien professionnel et intime (chez moi et avec mon mari). Et pourtant, c’est une langue de la vie adulte, pas de la prime enfance, ce qui lui accorde le droit de toujours se me présenter mystérieuse, pleine de pièges dans lesquelles je peux souvent me faire attraper. Conscient de ce raisonnement et prêt à continuer de progresser, je suis charmé de la possibilité d’approfondir mes connaissances sur des contenus que je maîtrise plus ou moins bien.

Puisque c’est bien ça le but d’un cours de perfectionnement. J’avoue que je me sens moins bête, mais quand même. Je me la suis approprié cette langue, de quelque sorte, mais, de temps en temps, elle se masque en monstre juste pour me faire ridicule. Ce sont des sujets auxquels j’aimerais bien revenir dans quelques jours, car là je veux passer à tout autre chose. Hier, en me couchant, j’ai dit à David qu’une morsure de requin ne faisait pas mal. Je n’ai pas eu tort, parce que la morsure dont je parlais avait une valeur générale, il ne s’agissait pas d’une morsure spécifique, précise, œuvre d’un requin connu et redoutable, mais de toutes les morsures réelles et possibles qui ont pu/peuvent/pourront être accomplies par les plus divers requins qui ont existé dans le passé, qui existent en ce moment et qui existeront dans l’avenir. Dans ce cas, je me déclare le droit d’affirmer qu’une morsure de requin ne fait pas mal. Le concept est général, assez général et l’idée est virtuelle, c’est pourquoi d’ailleurs cette phrase m’est devenue un fantasme pendant quelques instants. Cette situation, produite sans doute par la conscience selon laquelle le complément du nom qui n’est pas précédé d’un article lui donne une idée de non-particularisation, entraîne ou plutôt me fait rappeler que lorsque j’ai suivi un cours de théâtre grec, littéraire et pas de scène, et que j’ai décidé de lire les tragédies en français, car dans la bibliothèque de la faculté de lettres il y a pas mal de classiques en français, vu que les fondateurs de la faculté étaient des Français, à mesure qu’un nouveau vocabulaire se dévoilait sous mes yeux, je cherchais d’agencer les mots de sorte que la phrase finale pût avoir au moins un peu de sens, telle que la suivante : Aujourd’hui, j’ai vu une guêpe qui buvait un verre avec une paille, j’ai tressailli, elle m’a assailli, ce qui constitue une ignominie, piqûre saillante qui m’a assiégé. Vocabulaire typiquement grec !

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 9 Mai 2014 at 11 h 37 min  Laissez un commentaire  

The URI to TrackBack this entry is: https://minuitdemavie.wordpress.com/2014/05/09/journal-de-bort-premiere-partie/trackback/

RSS feed for comments on this post.

Laisser un commentaire