Journal de bord (deuxième partie)

« Crève charogne ! », c’est ce que j’ai dû dire à l’époque du théâtre grec (du cours à la fac et pas dans l’Antiquité) plutôt à cause de la charmante dame qui donnait le cours et beaucoup moins à cause des textes classiques qui, si, d’une part, au niveau du français, m’apprirent pas mal de vocabulaire, d’autre part, au niveau sociologique, m’apprirent à aimer mon temps. J’exagère, j’ai juste eu le sentiment de ne jamais souhaiter revenir en arrière. Passons au XXIIe ! Et propres ! « Crève charogne ! » est ma devise d’aujourd’hui, 03 avril 2014 (sans article devant la date, s’il te plaît). Je m’explique : tout ça parce que j’ai décidé de donner fin à ce qui aurait pu être une belle aventure sans tenir à ce qu’on me fasse sortir du trou. Je suis de ceux qui choisissent les voies les plus désastreuses. Je rêve combien de fantômes secs existent sur terre ! Ils prétendent que je me suis fourvoyé dans l’interprétation que je me permets du monde. Ne dites pas que je suis dingue, cette folie reprend une partie d’une série de messages échangés avec une certaine Française têtue et sans cœur à qui j’ai dû apprendre quelques leçons de vie, la pauvre. C’est vrai que je n’ai pas manqué d’absorber quelques phrases. Je n’essaie jamais de contrebalancer ma charge émotive et je ne veux pas que mes enfants le fassent. Même emporté au plus haut degré, je suis capable d’apprendre, quoique ce soit improbable, car le langage tragique de mon cœur ne comporte aucune langue. Il se peut que mon esprit ne distingue pas les choses d’une manière très nette en ce moment, mais je suis conscient que j’ai utilisé le mode subjonctif pas mal de fois, puisqu’il s’agit d’un mode qui sert à exprimer la subjectivité et l’incertitude. Je ne suis pas certain d’aller bien en ce moment – et là l’infinitif vient tout compliquer, car c’est moi le concerné dans les deux propositions, je ne suis pas certain d‘aller bien.

Et je n’allais certes pas bien lors de la dernière classe de langue. Avant de m’abandonner à des réflexions et débats intimes pour en trouver les raisons et les coupables, je tiens à me dire que les mauvais jours (et les mauvais pas) font partie du jeu. Ou voudrai-je négliger l’époque où, après de longues heures d’affilée de répétition, je sortais parfois du théâtre en lambeaux, tout en me jugeant le dernier des acteurs ? En ces moments, le bus qui me reconduisait chez moi portait conseil : les paysages qui se déroulaient devant la fenêtre étaient rassurants en quelque sorte. Et pourtant une São Paulo n’a pas la grandeur ni la sublimité d’une Porto Alegre, aussi sûrement qu’un cours de langue n’a pas la noblesse ni la sensibilité d’une répétition théâtrale. Mais les deux peuvent faire concurrence pour la naissance d’une même angoisse, celle de ne pas réussir à accomplir le but primordial qu’on s’est donné. Dans le cas d’une langue étrangère, je devrais avoir déjà conscience de l’apprentissage en courbes. La langue n’est qu’une forme apprêtée à accueillir des milliers de contenus qui n’auront forcément pas un lien intrinsèque avec elle. Seul ce raisonnement suffirait pour me convaincre que je ne suis pas une éponge pour tout absorber ou pour porter de l’intérêt à tout sujet que la langue française enveloppe. De temps en temps, je me souviens de ma condition humaine, ou serai-je assez rigoureux envers moi-même ? Je ne suis certes pas un lâche. J’ai toujours essayé de reproduire la vitesse locutoire de la langue que j’ai choisie d’étudier, je me punissais mentalement (pourquoi l’imparfait au lieu du présent ?) lorsque je ne comprenais pas un document sonore ou un reportage à la télé, sans me demander si le problème ne résidait pas dans le manque d’intérêt pour tel ou tel sujet.

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 30 Mai 2014 at 11 h 45 min  Laissez un commentaire  

Journal de bord (première partie)

On est le 28 mars et voilà presque six ans et demi écoulés depuis mon premier contact avec la langue française. Pendant ma troisième année de français à l’USP (Université de São Paulo, langue V, plus spécifiquement), j’ai été poussé à m’engager dans l’écriture d’un journal de bord portant sur mon processus d’apprentissage, raison pour laquelle j’écris ces lignes, d’ailleurs. J’ai décidé de le faire sous forme de texte pour que je puisse développer et me perfectionner véritablement dans la rédaction en français, langue que j’ai choisie d’étudier. C’est un défi que j’espère pouvoir mener jusqu’au bout. Au début du cours, j’étais convaincu du fait que j’avais atteint un niveau plus que satisfaisant de langue et que la pratique continue de lectures inlassables et de rédactions m’avaient donné une sorte de maîtrise presque organique de la langue française. Je dis « presque » puisqu’il s’agit de ma deuxième langue et non pas de ma langue maternelle. Ça fonctionne comme si je savais naturellement, par intuition, une telle ou telle règle grammaticale, ou plutôt comme si je la reconnaissais dans un contexte d’usage, soit dans un texte écrit ou oral, à force de rester longtemps penché sur la langue durant les journées, mêlé à elle dans mon quotidien professionnel et intime (chez moi et avec mon mari). Et pourtant, c’est une langue de la vie adulte, pas de la prime enfance, ce qui lui accorde le droit de toujours se me présenter mystérieuse, pleine de pièges dans lesquelles je peux souvent me faire attraper. Conscient de ce raisonnement et prêt à continuer de progresser, je suis charmé de la possibilité d’approfondir mes connaissances sur des contenus que je maîtrise plus ou moins bien.

Puisque c’est bien ça le but d’un cours de perfectionnement. J’avoue que je me sens moins bête, mais quand même. Je me la suis approprié cette langue, de quelque sorte, mais, de temps en temps, elle se masque en monstre juste pour me faire ridicule. Ce sont des sujets auxquels j’aimerais bien revenir dans quelques jours, car là je veux passer à tout autre chose. Hier, en me couchant, j’ai dit à David qu’une morsure de requin ne faisait pas mal. Je n’ai pas eu tort, parce que la morsure dont je parlais avait une valeur générale, il ne s’agissait pas d’une morsure spécifique, précise, œuvre d’un requin connu et redoutable, mais de toutes les morsures réelles et possibles qui ont pu/peuvent/pourront être accomplies par les plus divers requins qui ont existé dans le passé, qui existent en ce moment et qui existeront dans l’avenir. Dans ce cas, je me déclare le droit d’affirmer qu’une morsure de requin ne fait pas mal. Le concept est général, assez général et l’idée est virtuelle, c’est pourquoi d’ailleurs cette phrase m’est devenue un fantasme pendant quelques instants. Cette situation, produite sans doute par la conscience selon laquelle le complément du nom qui n’est pas précédé d’un article lui donne une idée de non-particularisation, entraîne ou plutôt me fait rappeler que lorsque j’ai suivi un cours de théâtre grec, littéraire et pas de scène, et que j’ai décidé de lire les tragédies en français, car dans la bibliothèque de la faculté de lettres il y a pas mal de classiques en français, vu que les fondateurs de la faculté étaient des Français, à mesure qu’un nouveau vocabulaire se dévoilait sous mes yeux, je cherchais d’agencer les mots de sorte que la phrase finale pût avoir au moins un peu de sens, telle que la suivante : Aujourd’hui, j’ai vu une guêpe qui buvait un verre avec une paille, j’ai tressailli, elle m’a assailli, ce qui constitue une ignominie, piqûre saillante qui m’a assiégé. Vocabulaire typiquement grec !

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 9 Mai 2014 at 11 h 37 min  Laissez un commentaire  

Commentaire sur « Le Rouge et le Noir »

« (…) L’hypocrisie, pour être utile, doit se cacher ; et Julien, comme on voit, avait fait à mademoiselle de la Mole une demi-confidence sur son admiration pour Napoléon.

« Voilà l’immense avantage qu’ils ont sur nous, se dit Julien, resté seul au jardin. L’histoire de leurs aïeux les élève au-dessus des sentiments vulgaires, et ils n’ont pas toujours à songer à leur subsistance ! Quelle misère ! ajoutait-il avec amertume, je suis indigne de raisonner sur ces grands intérêts. Ma vie n’est qu’une suite d’hypocrisies, parce que je n’ai pas mille francs de rente pour acheter du pain.

– À quoi rêvez-vous là, monsieur ? lui dit Mathilde qui revenait en courant. »

(STENDHAL, « La reine Marguerite ». In : ___________. Le rouge et le noir. Paris : Gallimard, 2000)

Ladite scène succède l’épisode où l’académicien et Julien, tous les deux domestiques du marquis de la Mole, entretiennent une conversation concernant l’attirance voire la fascination de Mathilde de la Mole pour l’acte héroïque d’une aïeule de celle-ci qui, au XVIe siècle, avait enseveli elle-même la tête tranchée de son amant. Là Julien, le héros arriviste rongé par l’orgueil qui cherche sans cesse se faire une place au soleil au modèle de Napoléon Ier, se rend finalement compte que cette fille de si haute naissance partage la  même sorte de sentiment romanesque que lui, sentiment selon lequel il est tout à fait honorable de se battre héroïquement pour obtenir ce que l’on souhaite. Même s’ils appartiennent à des rangs sociaux opposés – elle, noble et lui, plébéien – et que leurs réalités soient fort éloignées, il reste cette bravoure de cœur qui les attache.

Et pourtant rien n’est si évident pour les protagonistes qu’il l’est pour le lecteur. L’admiration de Mathilde doit être cachée de la société qui la fréquente et c’est justement en se servant du mot hypocrisie que Stendhal le démontre dans son commentaire succinct de la scène. On est en 1830 et la Restauration, menée par la noblesse, a installé la peur sans bornes des couches sociales qui se réclamaient le gouvernail. Stendhal écrit quand même un roman dont les événements sont vus par les yeux d’un héros plébéien, à partir même de ses pensées. Au cours du second paragraphe de la scène extraite, l’auteur abrège un concis monologue intérieur du héros où il songe à sa condition morale inférieure à celle des nobles. Il décide de monter l’échelle sociale, malgré son époque, comme Napoléon qui est également cité dans la scène. Là on a la sensation que le plan fictionnel se mêle à la réalité historique.

Les circonstances historiques de la Restauration et toute l’importance accordée à la hiérarchie sociale qui va avec semblent s’être emparées de l’esprit sensible de Stendhal qui les met en scène à travers ces personnages ambigus – et même tragiques, puisqu’ils pensent de manière fort opposée aux propos qu’ils sont en train de dire (l’hypocrisie). D’après le philologue allemand Erich Auerbach, cette sensibilité face à la réalité concrète de l’histoire en cours, entraînant une réponse esthétique du roman de sorte que les événements historiques participent à l’intrigue, est quelque chose d’innovateur jamais vu avant dans le domaine de la littérature. De là, l’inspiration du héros Julien Sorel pour les aventures de l’empereur Napoléon Ier, un homme qui s’est bâti son sort, ou encore l’atmosphère empoisonnée d’hypocrisie et d’ennui dans les milieux aristocratiques où l’on craignait une révolte qui pût ébranler encore plus la structure sociale que la Révolution de 1789. L’extrait choisi du Rouge faisant allusion à l’histoire publique française et la division nette de classes sociales et qui n’est compris qu’en fonction de l’état de choses de l’époque, démontre que Stendhal ne pouvait être indifférent à ce qui se passait dans son temps et, bien plus, que les mécanismes sociaux qui existaient véritablement hors de la conception d’une œuvre pourraient conduire l’individu à l’échec autant dans la vie que dans un roman. En effet, l’époque de la Restauration ne permettrait pas l’essor d’un plébéien. Le sort de Julien en était déjà jeté.

Le style de Standhal est vif et percutant. L’élaboration psychologique des protagonistes à l’aide de courts mais non moins précis et perspicaces monologues intérieurs qui les montrent du dedans délivre l’auteur de longues descriptions ennuyeuses. De plus, il va droit à l’essentiel sans être trop rapide dans les commentaires. J’ai même l’impression de voir les scènes les plus dramatiques et décisives du roman se dérouler devant moi comme dans un théâtre ou dans la vie réelle elle-même, tant la voix narrative accompagne l’action sans perturber son effet. S’il s’agit là d’un procédé réaliste pour mettre en place un effet de réalité, cet effet est tout à fait réussi. Bref, le mouvement avec lequel Stendhal conduit l’intrigue captive même un lecteur du XXIe siècle aussi bien que son écriture parvient à faire vibrer chez le lecteur les émotions de ces scènes dramatiques. C’est sans nul doute un classique incontournable.

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 1 Mai 2014 at 2 h 37 min  Laissez un commentaire