Commentaire sur « Le Rouge et le Noir »

« (…) L’hypocrisie, pour être utile, doit se cacher ; et Julien, comme on voit, avait fait à mademoiselle de la Mole une demi-confidence sur son admiration pour Napoléon.

« Voilà l’immense avantage qu’ils ont sur nous, se dit Julien, resté seul au jardin. L’histoire de leurs aïeux les élève au-dessus des sentiments vulgaires, et ils n’ont pas toujours à songer à leur subsistance ! Quelle misère ! ajoutait-il avec amertume, je suis indigne de raisonner sur ces grands intérêts. Ma vie n’est qu’une suite d’hypocrisies, parce que je n’ai pas mille francs de rente pour acheter du pain.

– À quoi rêvez-vous là, monsieur ? lui dit Mathilde qui revenait en courant. »

(STENDHAL, « La reine Marguerite ». In : ___________. Le rouge et le noir. Paris : Gallimard, 2000)

Ladite scène succède l’épisode où l’académicien et Julien, tous les deux domestiques du marquis de la Mole, entretiennent une conversation concernant l’attirance voire la fascination de Mathilde de la Mole pour l’acte héroïque d’une aïeule de celle-ci qui, au XVIe siècle, avait enseveli elle-même la tête tranchée de son amant. Là Julien, le héros arriviste rongé par l’orgueil qui cherche sans cesse se faire une place au soleil au modèle de Napoléon Ier, se rend finalement compte que cette fille de si haute naissance partage la  même sorte de sentiment romanesque que lui, sentiment selon lequel il est tout à fait honorable de se battre héroïquement pour obtenir ce que l’on souhaite. Même s’ils appartiennent à des rangs sociaux opposés – elle, noble et lui, plébéien – et que leurs réalités soient fort éloignées, il reste cette bravoure de cœur qui les attache.

Et pourtant rien n’est si évident pour les protagonistes qu’il l’est pour le lecteur. L’admiration de Mathilde doit être cachée de la société qui la fréquente et c’est justement en se servant du mot hypocrisie que Stendhal le démontre dans son commentaire succinct de la scène. On est en 1830 et la Restauration, menée par la noblesse, a installé la peur sans bornes des couches sociales qui se réclamaient le gouvernail. Stendhal écrit quand même un roman dont les événements sont vus par les yeux d’un héros plébéien, à partir même de ses pensées. Au cours du second paragraphe de la scène extraite, l’auteur abrège un concis monologue intérieur du héros où il songe à sa condition morale inférieure à celle des nobles. Il décide de monter l’échelle sociale, malgré son époque, comme Napoléon qui est également cité dans la scène. Là on a la sensation que le plan fictionnel se mêle à la réalité historique.

Les circonstances historiques de la Restauration et toute l’importance accordée à la hiérarchie sociale qui va avec semblent s’être emparées de l’esprit sensible de Stendhal qui les met en scène à travers ces personnages ambigus – et même tragiques, puisqu’ils pensent de manière fort opposée aux propos qu’ils sont en train de dire (l’hypocrisie). D’après le philologue allemand Erich Auerbach, cette sensibilité face à la réalité concrète de l’histoire en cours, entraînant une réponse esthétique du roman de sorte que les événements historiques participent à l’intrigue, est quelque chose d’innovateur jamais vu avant dans le domaine de la littérature. De là, l’inspiration du héros Julien Sorel pour les aventures de l’empereur Napoléon Ier, un homme qui s’est bâti son sort, ou encore l’atmosphère empoisonnée d’hypocrisie et d’ennui dans les milieux aristocratiques où l’on craignait une révolte qui pût ébranler encore plus la structure sociale que la Révolution de 1789. L’extrait choisi du Rouge faisant allusion à l’histoire publique française et la division nette de classes sociales et qui n’est compris qu’en fonction de l’état de choses de l’époque, démontre que Stendhal ne pouvait être indifférent à ce qui se passait dans son temps et, bien plus, que les mécanismes sociaux qui existaient véritablement hors de la conception d’une œuvre pourraient conduire l’individu à l’échec autant dans la vie que dans un roman. En effet, l’époque de la Restauration ne permettrait pas l’essor d’un plébéien. Le sort de Julien en était déjà jeté.

Le style de Standhal est vif et percutant. L’élaboration psychologique des protagonistes à l’aide de courts mais non moins précis et perspicaces monologues intérieurs qui les montrent du dedans délivre l’auteur de longues descriptions ennuyeuses. De plus, il va droit à l’essentiel sans être trop rapide dans les commentaires. J’ai même l’impression de voir les scènes les plus dramatiques et décisives du roman se dérouler devant moi comme dans un théâtre ou dans la vie réelle elle-même, tant la voix narrative accompagne l’action sans perturber son effet. S’il s’agit là d’un procédé réaliste pour mettre en place un effet de réalité, cet effet est tout à fait réussi. Bref, le mouvement avec lequel Stendhal conduit l’intrigue captive même un lecteur du XXIe siècle aussi bien que son écriture parvient à faire vibrer chez le lecteur les émotions de ces scènes dramatiques. C’est sans nul doute un classique incontournable.

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 1 Mai 2014 at 2 h 37 min  Laissez un commentaire  

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