Un homme face à deux mondes et à deux « je »

Il arrive toujours ce moment où l’on ne se reconnaît plus dans le miroir à force de vivre sans reflet.[1]

Quand mon premier regard, curieux par nature, a frappé, en feuilletant hâtivement, les pages du livre L’énigme du retour de l’écrivain haïtien Dany Laferrière et que j’ai pu apercevoir que le texte était disposé tantôt en vers et tantôt en prose – du moins par rapport à l’arrangement des phrases sur la feuille –, je me suis demandé s’il s’agisserait véritablement d’un roman. Je ne peux pas oublier que je suis né à une époque et dans un endroit où il est impossible d’écrire un roman, celui-ci défini comme le récit de l’ensemble de la vie d’un individu vivant dans l’ère bourgeoise en Europe. Compte tenu de ce doute, je constate encore que l’auteur et moi sommes tous les deux produits de ce continent appellé Amérique, de la partie qui a subi plus ou moins les mêmes exploitations et les effets conséquents. C’est significatif de se voir près de l’auteur dont on va lire le livre ensuite, surtout lorsqu’il y a des éléments autobiographiques et que le récit est développé à partir des mémoires d’un je.

Avant de tomber sérieux sur la première page, j’ai cru donc prendre plaisir à cette lecture que j’ai faite lentement pour en mieux profiter – et, au bout du compte, à mon avis, la disposition du texte sert forcément à cela, pour que l’on profite du contenu du texte en s’arrêtant dans les espaces blancs pour y réfléchir (du moins c’est à cela qu’ils m’ont servi).  Je portais encore espoir d’avoir une peinture, voire des éclaircissements sur un pays qui m’était méconnu. Ce qui m’a vraiment frappé, par contre, c’est de me reconnaître dans les sentiments embrouillés de l’exilé par rapport aux deux mondes qui lui appartiennent.

Après l’avoir lu une première fois, j’ai eu l’impression de saisir l’ensemble des sensations confuses qui composent ce retour énigmatique, mais je voulais encore déchiffrer spécifiquement, parmi toutes ses sensations confuses, le problème d’appartenir à deux villes – ou plutôt deux pays, deux mondes d’abord opposés par la nature et par le soleil – et qui, néanmoins, se mélangent dans la mémoire touchée par la mort d’un père. C’est alors que je me suis rendu à une seconde lecture en tenant cet objectif en tête.

Retour vers Montréal. Fatigué. Je m’arrête sur le bord du chemin. Courte sieste dans la voiture.

Déjà l’enfance derrière les paupières closes Je flâne sous le soleil tropical mais il est froid comme la mort. (…)[2]

***

(…) Il n’est pas donné à tout le monde de renaître.[3]

Abandonner une famille et tout un monde rassurant exige de se faire renaître, de se donner d’autres significations qui désormais lui apparteniront. D’autres couleurs, d’autres odeurs et tout ce qui se manifeste du côté extérieur de notre corps d’une part ; et des valeurs sociales, des mœurs et tout ce qui se manifeste au sein d’une communauté d’autre part nous changent en nous accueillant (si je suis optimiste), mais ce que nous avons déjà, celui qui nous sommes n’est pas anéanti. Le je de Dany qui entreprend le retour à la terre natale, après autant d’années en exil, veut le soumettre à l’épreuve, pour savoir ce qui existe encore de celui qu’il était avant le départ.

La première sensation du retour, dès que les nuages permettent au regard angoissé de voir notre ville natale en nous attendant en bas encore toute petite, se manifeste comme une tentative de rattraper le temps, les objets et les sensations dont nous avons été éloignés. Pour accomplir cette tâche, nous devenons si observateurs de ce qui composait notre passé que nous nous rendons compte que nous en sommes détachés. Soit du paysage qui diffère de celui où nous avons vécu pendant les derniers temps et qui nous a suscité d’autres expériences corporelles et émotionnelles, car le climat change autant les couleurs, les humeurs, les espèces végétales et animales que la façon de sentir notre corps et de réagir à nos pensées. L’inclinaison des rayons du soleil a ce pouvoir magnifique de transformation.

Pourtant, si nous observons ce qui nous entoure, même si le but est de ramasser les morceaux du passé qui nous appartient, cette position d’observer est déjà le plus rassurant symptôme de notre détachement par rapport au monde que nous essayons de redécouvrir.

De retour dans le sud après toutes ces années je me retrouve dans la situation de quelqu’un qui doit réapprendre ce qu’il sait déjà mais dont il a dû se défaire en chemin. J’avoue que c’est plus facile d’apprendre que de réapprendre. Mais le plus dur c’est encore de désapprendre.[4]

Ceux qui nous étaient proches deviennent d’étranges fantômes, nous ne reconnaissons plus les mœurs et les idées surannées sur lesquelles notre vie s’appuyait et desquelles aujourd’hui nous tâchons de nous rapprocher. Le je de Dany l’a fait à cause de la mort d’un père distant, c’est-à-dire, la mort a déclenché cette recherche, mais d’autres facteurs moins dramatiques suffiraient pour la déclencher. Sortir en quête des morceaux de la vie de nos parents c’est tout à fait nous découvrir nous-mêmes, voire un passé qui est derrière nous, voilé et énigmatique encore, et qui a, pourtant, quelque chose d’importante à nous dévoiler sur celui qui nous sommes.

De toute façon, le deuxième moment, plus saisissable, du retour vers nous-mêmes face à un passé effacé – mais vivant dans la mémoire et dans les sensations – est celui de la douleur. Il s’agit de la douleur de renaître (et encore) en se trouvant en débris, la douleur de se voir transformé par une autre realité et de ne pas savoir exactement à quoi appartenir. Il y aura peut-être une mère – ou quelqu’un d’autre – qui nous aura gardé une copie de nous-mêmes dans le passé. Ma grand-mère croit me connaître comme personne ne l’a jamais fait justement parce qu’elle connaissait mes attitudes lorsque j’étais petit. Je me fâche quand elle se juge meilleure que moi-même pour décider les affaires qui me concernent, mais au fond elle ne fait que garder l’enfant que j’ai été un jour et qui lui est encore vivant, malgré l’adulte que je suis devenu.

Nous avons deux vies. Une qui est à nous. La seconde qui appartient à ceux qui nous connaissent depuis l’enfance.[5]

À la fin du livre, lorsque l’auteur annonce le temps enfin revenu, le temps heureux de sa grand-mère, il ne me semble pas être en face à une résolution que nos yeux ivres de roman attendent – et presque exigent – impatiemment. Si je reviens au titre du livre, comme toujours je le fais, l’énigme continue d’exister et il se fortifie, car nous prenons conscience que le temps seul peut ranger cet embrouillement de sensations de perte et de réussite, d’autodéfinition et de manque d’autodéfinition. Dany fait de son livre un presque journal intime où il raconte ses expériences d’un retour dramatique à un monde dont il perd et rattrape les significations à la fois à tout moment. Au début, il avait déjà annoncé qu’il prendrait la route de la vie sans destination et c’est exactement cela qu’il nous peint. Chaque moment qui se lui présente intéressant il le peint à partir de son regard minutieux de réalisateur, toutes scènes enchaînées dans le but d’exprimer l’âme d’un exilé qui rentre dans son monde d’avant.

Je le comprends alors comme étant un véritable auteur de mon temps, un artiste qui travaille ses matières émotionnelles internes tout en les mélangeant à la réalité qu’il saisit et qu’il interprète. Il cherche à faire partie d’un monde qu’il a perdu sans se faire défenseur d’une idéologie – et s’il l’a voulu faire, ce n’est pas important pour moi, car un lecteur ne lit que pour se retrouver, ou plutôt pour échanger des expériences avec quelqu’un qui le comprend en silence. Quoi qu’il en soit, toute l’entreprise humaine a comme but d’ajouter du sens aux nécessités internes et il ne serait pas différent par rapport à la lecture.

Vous avez l’impression qu’on ne vous écoute pas ? Les gens lisent pour se chercher et non pour découvrir un autre.[6]

Dans un monde où les déplacements deviennent de plus en plus faciles et où toutes sortes de différences sont mises en contact, c’est bien tout naturel que l’on fasse face à de différentes façons de se concevoir, même si on est fier de la terre natale et de qui on est. Le plus important c’est de choisir à quoi appartenir, puisque le choix est le reflet d’une inquiétude interne. Si un exilé ne se reconnaît plus dans le miroir à force de vivre sans reflet, cela veut dire qu’il a deux côtés qui ne se sont pas encore harmonisés : l’un qu’il ne voit plus, mais dont il n’ignore pas l’existence ; l’autre qu’il voit, mais avec lequel il est encore en conflit. Il part donc pour retrouver le premier et finit par mieux comprendre le second.

En grimpant la petite côte qui mène vers la place Saint-Pierre, je pense tout à coup à Montréal comme il m’est arrivé de penser à Port-au-Prince quand je suis à Montréal. On pense à ce qui nous manque.[7]

Lorenzo Baroni Fontana


[1] LAFERRIÈRE, Dany. L’énigme du retour. Libraire Générale Française: Paris, 2011, p. 26.
[2] Idem. Ibidem, p. 18-19.
[3] Idem. Ibidem, p. 21.
[4] Idem. Ibidem, p. 121.
[5] Idem. Ibidem, p. 264.
[6] Idem. Ibidem, p. 32.
[7] Idem. Ibidem, p. 149-150.
Published in: on 13 avril 2013 at 20 h 48 min  Laissez un commentaire