On m’a raconté un rêve

La vision du sang m’est très déroutant. J’ai failli perdre connaissance lorsque j’ai vu ce liquide rouge qui, pompé de mon avant-bras, remplissait la seringue, réceptacle inébranlable, le piston placé au milieu du tube. On m’avait confirmé ma maladie. Je tremble de chaleur. Je sue de froid. Sud de l’Amérique du Sud. Décembre. Je débarque dans la ville de ma mère un après-midi d’été. En dépit de l’heure, l’horizon se trouve chargé d’une obscurité vertigineuse, la chaleur pèse et de puissants cumulonimbus s’organisent. De fortes averses ne tarderont pas à se déclarer. Ma mère est enfermée dans sa chambre, la clim allumée. Je me faufile dans le couloir pour ne pas la déranger, mais elle me prend de court en ouvrant la porte de la chambre pour venir m’embrasser. Elle ressent toujours ma présence.

Tu étais installé dans le lit de ton beau-frère. La façon dont celui-ci te scrutait du regard te tracassait. Bientôt tu auras perçu la convoitise de l’autre. Tu as été déconcerté pendant un moment, en te bornant à n’émettre aucun son, à ne trahir aucune altération de ton corps. L’autre s’est glissé derrière toi, a fait sortir sa verge bandée du pantalon et l’a frottée contre tes fesses en te l’offrant. Tu étais sur le point d’acquiescer lorsque l’autre a introduit la langue agile dans ta bouche afin d’atténuer ta résistance. Tu as demeuré tout offert pendant quelques secondes. Il n’en demeure pas moins que tu aimes ton mari qui était à côté, silencieux, en train d’élaborer son mécontentement. L’autre disparaît comme un éclair. Il va falloir que vous en parlez davantage. Le silence ne fait que perpétuer le silence, alors que la parole engendre encore plus de paroles, plus de partage, plus d’identification, plus de conscience, plus de changement.

Allume ! Tu as vu ce bleu sur ma cuisse qui m’a été légué de l’au-delà ? Je me doute fort bien qu’on pourra me fournir une explication plausible là-dessus, puisque je te dis que je n’ai pas l’âme belliqueuse. Qui m’aurait pu faire mal ? Mon cerveau étant engourdi, je cherche le sommeil réparateur, alors que tu souffres d’une sensation de fourmillement picotant ton bras gauche. C’est le clair jaune de cette lune pleine qui attire la masse de sang de ton corps, en compressant ton flux sanguin… flux sanguin… flux sang… Je suis à bout de force ! Tu n’as qu’à dormir alors !

Maman et moi nous rendrons en France aujourd’hui dans je ne sais quelle ville du Midi. L’avion part à peu près dans deux heures et mes valises ne sont pas encore prêtes. En fait, je n’apporterai qu’un bagage cabine et un sac à dos que je ferai mettre en soute pour ne pas me déranger, mais surtout pour ne pas déranger les autres. J’aurais préféré éviter de traverser l’Atlantique, la résistance au nouvel ordre mondial pouvant se faire toujours en Amérique Latine (en Uruguay qui est juste à côté ou peut-être au Pérou qui donne envie), ce qui s’avérait beaucoup plus logique d’ailleurs. En tout cas, j’essaierai de guider ma mère comme je peux. On poursuit obstinément et pour de bon la désobéissance de la réalité afin de faire remarquer que l’on n’est pas jetable. Ma mère est aveugle et elle dépend de moi pour se déplacer d’un pays à l’autre. Je me dépêche : je suis censé faire mes valises et je sais que j’aurai du mal à trier mes affaires. Bon, je ferai de mon mieux, mais j’en serai embarrassé tout de même.

Me voilà qui suis devenu tout à fait encombrant finalement. Et ce matin la disposition des choses s’est encore dégradée. Je me demande si un jour je vais pouvoir m’arrêter, si ce fantasme va pouvoir s’arrêter avant qu’il ne se concrétise. Après tout, si c’est le cas, au moins je ne serai quand même pas tout seul, car je sens que j’engendre la vie. Une vie quelconque dont je néglige l’aboutissement. Les parents ont beau se réclamer un absolutisme fatal sur la vie de leurs enfants depuis la conception jusqu’au bout de l’existence, le temps se charge à enchevêtrer les tiges. Pour l’instant ce qui compte c’est que j’ai une fleur qui pousse dans mon ventre et que j’ai du mal à affronter. J’espère qu’elle n’a pas encore porté atteinte à mon cerveau. Non, je mens, j’aimerais bien qu’elle me réforme, voire qu’elle me révolutionne, de fond en comble. Mais pas trop comme ça ! Je ne mens plus.

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 30 novembre 2014 at 22 h 29 min  Laissez un commentaire  

La débâcle du royaume des clous de girofle

Une nuit de funérailles et, dans un élan, je me rencontre avec moi-même, à force d’avoir été obligé de reprendre tout le temps ma vigueur. Et pourtant, pour y arriver, j’ai dû apprivoiser un cerbère posé devant chaque porte de chaque sortie de mon labyrinthe. Depuis quelques années déjà, son état de santé morale connaissait une déchéance brusque et violente, sa « cervelle » devenant de plus en plus engourdie. Chuchotements, murmures, conversations parallèles, silence froid et immobile… j’ai eu l’impression de ne pas reconnaître le corps étendu dans le cercueil, posé au centre du salon qui sentait toujours les clous de girofle que l’on avait peut-être fait apporter avec lui. Une impression qui ne manquait pas à sa vérité. La différence entre le jour de sa mort et le jour de ma naissance n’a été qu’une expérience vide de père et de fils, de sorte que j’avais déjà sur-le-champ la certitude d’une détresse transformée en mémoire de jeunesse, décisive sans doute, mais sans importance, puisqu’on a déjà déclaré à tous poumons que la mort est l’occupation de la vie, malgré elle. Les rouages qui font pousser la vie sont plus puissants que la vie elle-même. J’ensevelis mes rhizomes, j’ensevelis mes graines et je reste, la figure flétrie, sans jeunesse, accablée de vie. Je donne la vie à mes enfants, ils s’occupent de ma mort, adaptation d’une phrase de Dany Laferrière et qui m’est devenue un fantasme dès lors. Cet auteur n’a pas eu de père non plus, si je ne me trompe… Si, je me trompe, ce père a une soixantaine d’années aujourd’hui, mais ce n’est plus mon père, c’est mon enfant, c’est un fantôme depuis le jour du cercueil, flottant dans l’air sans goût et sans odeur et qui a pris plaisir d’être nul, même si la vie ne se déroule plus normalement dans la rue. Pour se débarrasser de leur vieillesse, les parents scélérats réclament des enfants en leur reprochant la jeunesse. Je reproche la vie à mes enfants et je ferai en sorte qu’ils se transforment en violon, aigus et perçants. Et pourtant, je m’accroche pour ne pas plaquer tous ces projets. Je continue de refuser que j’ai tué mon père, parce que je l’ai toujours haï.

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 19 novembre 2014 at 1 h 07 min  Laissez un commentaire