La débâcle du royaume des clous de girofle

Une nuit de funérailles et, dans un élan, je me rencontre avec moi-même, à force d’avoir été obligé de reprendre tout le temps ma vigueur. Et pourtant, pour y arriver, j’ai dû apprivoiser un cerbère posé devant chaque porte de chaque sortie de mon labyrinthe. Depuis quelques années déjà, son état de santé morale connaissait une déchéance brusque et violente, sa « cervelle » devenant de plus en plus engourdie. Chuchotements, murmures, conversations parallèles, silence froid et immobile… j’ai eu l’impression de ne pas reconnaître le corps étendu dans le cercueil, posé au centre du salon qui sentait toujours les clous de girofle que l’on avait peut-être fait apporter avec lui. Une impression qui ne manquait pas à sa vérité. La différence entre le jour de sa mort et le jour de ma naissance n’a été qu’une expérience vide de père et de fils, de sorte que j’avais déjà sur-le-champ la certitude d’une détresse transformée en mémoire de jeunesse, décisive sans doute, mais sans importance, puisqu’on a déjà déclaré à tous poumons que la mort est l’occupation de la vie, malgré elle. Les rouages qui font pousser la vie sont plus puissants que la vie elle-même. J’ensevelis mes rhizomes, j’ensevelis mes graines et je reste, la figure flétrie, sans jeunesse, accablée de vie. Je donne la vie à mes enfants, ils s’occupent de ma mort, adaptation d’une phrase de Dany Laferrière et qui m’est devenue un fantasme dès lors. Cet auteur n’a pas eu de père non plus, si je ne me trompe… Si, je me trompe, ce père a une soixantaine d’années aujourd’hui, mais ce n’est plus mon père, c’est mon enfant, c’est un fantôme depuis le jour du cercueil, flottant dans l’air sans goût et sans odeur et qui a pris plaisir d’être nul, même si la vie ne se déroule plus normalement dans la rue. Pour se débarrasser de leur vieillesse, les parents scélérats réclament des enfants en leur reprochant la jeunesse. Je reproche la vie à mes enfants et je ferai en sorte qu’ils se transforment en violon, aigus et perçants. Et pourtant, je m’accroche pour ne pas plaquer tous ces projets. Je continue de refuser que j’ai tué mon père, parce que je l’ai toujours haï.

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 19 novembre 2014 at 1 h 07 min  Laissez un commentaire  

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