Le réalisme dans le roman français au XIXe siècle : les cas de Stendhal, Balzac et Flaubert

Vers le milieu du XIXe siècle, une nouvelle esthétique de composition romanesque s’empare des plumes les plus remarquables du siècle, remarquables d’après notre regard contemporain, bien entendu. Cette esthétique est issue de la conviction selon laquelle tout ce qui existe dans le monde est digne d’être dit ou montré dans un roman, celui-ci considéré comme une fenêtre du monde et non plus un terrain où la bienséance et toutes les règles surannées de l’art classique foisonnent. Le réalisme littéraire s’installe au cœur d’un siècle ébranlé par des transformations politiques et sociales, les monarchies cédant le pas à d’autres régimes politiques, une bourgeoisie avide de pouvoir prenant le dessus dans la vie. Au milieu d’un déluge de transformations rapides, il était impératif que la représentation littéraire de la réalité change.

Et c’est de ce changement qui entraîne toute une autre façon de concevoir la littérature et de tisser une intrigue romanesque que je voudrais m’occuper le long de ces quelques pages. Mon intention dans ce texte est d’indiquer quelques procédés ayant comme but la production d’un certain effet de réalité et même le côtoiement de la littérature et des événements historiques tant réclamés par la nature de l’époque. Ce, à partir de trois œuvres littéraires – Le Rouge et le Noir de Stendhal, Le Père Goriot de Balzac et L’Éducation Sentimentale de Flaubert. Ces trois grands romanciers se soucient de tisser tout doucement une réalité, d’élaborer une substance fort concevable de faits très simples, mélangés à des événements historiques et à des références géographiques largement connus ou possible d’être repérés. Tous trois préparent le terrain en introduisant progressivement le lecteur dans la trame pleine de référentiels repérables dans le monde sensible.

En effet, Stendhal consacre le premier chapitre du premier livre de son Rouge à une description minutieuse d’une petite ville de la Franche-Comté, le point de départ du drame, un lieu dont l’injustice de l’organisation sociale justifie en quelque sorte la naissance de l’ambition dans l’esprit du héros admirateur de Napoléon Ier, Julien Sorel. L’empereur français est d’ailleurs à l’origine de plusieurs controverses parmi les personnages qui vivent la même atmosphère et le même décor que les vrais personnages du siècle. Balzac, quant à lui, situe avec précision la scène de son Père Goriotentre les buttes de Montmartre et les hauteurs de Montrouge (BALZAC, 1971 : 22) –, suite de quoi le narrateur, qui ne manque jamais de commenter quoi que ce soit, avertit le lecteur de l’improbabilité de compréhension du roman au cas où ce dernier se trouverait éloigné dans le temps et dans l’espace, annonçant par là la facticité de son histoire. Fiction et réalité se mêlent à ne plus se dissocier.

Le cas de Flaubert est un peu plus complexe, le premier tableau étant fort symbolique de son projet romanesque. Certes, il y a Paris avec ses rues et boulevards, Fontainebleau, Lamartine, Adolphe Thiers et la révolution de 1848, ce qui laisse parfois l’impression d’un compte rendu de la révolution, mais il y a notamment, et c’est ce qui importe le plus, une réflexion, une représentation, voire une prise de conscience silencieuse de l’homme plongé dans les événements du monde. Dans la préface de L’Éducation (FLAUBERT, 1935 : 8), Albert Thibaudet trace habilement une métaphore entre le bateau qui flotte sur la Seine dans le premier chapitre du roman et la réalité en mouvement chez Flaubert. Le héros Frédéric Moreau, perdu dans des songes d’ambitions juvéniles, contemple passivement les paysages se déroulant à mesure que le bateau avance. L’espace restreint de l’embarcation demeure le seul espace possible dans lequel les personnages sauront agir de façon plus ou moins active. Tout est agencé pour démontrer qu’ils n’ont pas de contrôle sur ce qui se passe en dehors du bateau. Il semblerait que Flaubert peigne la vie comme une rivière dont les eaux turbulentes emportent la destinée d’un homme (Frédéric), en la gâchant, la fatalité y jouant un rôle important. Pour s’en rendre compte plus nettement, il suffirait d’évoquer l’épisode où Frédéric, désabusé d’avoir échoué partout, se rend chez sa mère au hasard pour sonder la possibilité d’épouser Louise et apprend que celle-ci s’était déjà mariée avec son vieux pote, ce qui finalement le contraint à se laisser reconduire par les eaux turbulentes de la rivière vers l’autre rive.

Cette réalité en mouvement s’avère fertile pour Flaubert. Dans un autre moment de l’intrigue, ce n’est pas sans une pointe d’étonnement de la part du lecteur que ce procédé éclate plus manifestement. Tandis que Frédéric, accompagné de Rosanette, vit en état de songe une lune de miel à Fontainebleau où les paysages lui offrent la possibilité de se laisser aller vers un monde romantique et révolu à la Lamartine, à Paris la réalité se met en mouvement pour écraser et même effacer les dernières traces d’une époque qui s’annonçait déjà impossible. Plus tard, ce rêve sera censé se terminer et son existence s’accommodera dans le nouvel ordre, malgré son regret de ne pas avoir pris part activement à l’action[1] auprès de ses camarades. Toute une génération paiera les longs mensonges romantiques où elle avait vécu par les événements qui se précipitent avec fougue pour bouleverser le soubassement de la vie.

Balzac et Stendhal, à leur tour, se servent d’autres moyens pour mettre en place l’effet du réel souhaité. Balzac, il faut le remarquer, employait le retour des personnages dans l’ensemble de la Comédie Humaine – Eugène de Rastignac qui figure au moins dans 18 romans de la Comédie et qui fait ses débuts précisément dans le Père en est un exemple tangible – tandis que Stendhal fait revenir des personnages secondaires depuis des épisodes entrepris pour alléger l’intrigue central dans l’objectif de faire progresser celle-ci. C’est le cas, dans le Rouge, du chanteur comique Géronimo qui entre en scène pour la première fois dans le chapitre 23 du livre premier pour dérider l’atmosphère après l’épisode de l’adjudication de la maison de Verrières et qui réapparait dans le chapitre 23 du livre second lors du départ de Julien pour l’étranger afin d’exécuter une mission secrète conspiratrice dont le but était de rétablir la monarchie de l’Ancien Régime. Ce retour des personnages renforce l’effet du réel et repousse la solution du deus ex machina en refermant organiquement l’œuvre littéraire dans un monde concret et vraisemblable, un monde romanesque qui fonctionne d’après les lois du monde réel. Les destins qui se croisent plusieurs fois (dans un seul roman pour Stendhal et dans plusieurs romans pour Balzac) donnent l’impression d’être devant la vie elle-même puisque le répertoire des personnages renaît de temps en temps comme dans le grand monde de Paris ou un village du XIXe siècle.

Il en va de même pour les lieux où se déroulent les trames, notamment dans le cas du Rouge qui situe le héros Julien Sorel dans trois milieux plus ou moins repérables (une petite ville franc-comtoise, Besançon et Paris), à mesure qu’il se déplace et fait son éducation. L’église de Verrières du livre premier, endroit qui, faute de description suffisante, demeure impénétrable, fera son retour lors du meurtre catastrophique commis par le protagoniste et qui constitue le sommet du drame à partir duquel ce dernier va connaître sa défaite. En ce qui concerne la première apparition de l’église dans le roman, Jean Prévost (STENDHAL, 1951 : 20) parle d’une préparation lointaine à des drames futurs. Quoi qu’il en soit, avec le retour des personnages et des décors qui avaient été précédemment abandonnés, profitable finalement au niveau de l’intrigue, le lecteur éprouve une sensation de vérité, car il s’est déjà figuré avant tel ou tel personnage, tel ou tel décor qui reviennent, ceux-ci faisant déjà partie de son inventaire constitué à partir du monde construit par le roman.

Stendhal peut être considéré comme le fondateur du sentiment de la poursuite du vrai parmi les écrivains du XIXe, vu que pour son Rouge, intitulé Chronique du XIXe siècle ou Chronique de 1830, il se serait inspiré d’un fait divers réel[2] et ne se serait pas assez inquiété de rendre le crime vraisemblable, parce qu’il avait eu lieu avant et même rapporté dans les journaux. Bien que la perspective du narrateur soit infini chez Stendhal, ce qui d’ailleurs n’ajoute rien pour l’effet du réel, la mise en place et le développement du monologue intérieur des personnages principaux, poussé à un niveau innovateur jusque-là, aboutit à un allégement du rôle de ce narrateur omniscient en même temps qu’il conquiert une nouvelle nuance de vérité psychologique, tout à fait crédible au lecteur.

À l’exception de Balzac, les narrateurs des deux autres romans semblent vouloir s’estomper. Dans le Rouge, par les monologues intérieurs qui abondent. Dans L’Éducation, par l’attitude passive que prend le narrateur, à l’instar des personnages qu’il rapporte, la plupart des cas, de façon indirecte et se servant d’un imparfait qui ouvre le droit au doute chez le lecteur, étant donné que ce temps verbal mélange la voix du narrateur et celles des personnages qu’il rapporte en style indirect, comme l’a démontré Marcel Proust dans son célèbre article à propos du style de Flaubert, paru d’abord dans la Nouvelle Revue Française en 1920. Le narrateur chez Flaubert présente les faits de tout près, sans les commenter, les personnages subissant leurs destinées. La réalité y est si puissante et présente que l’on a du mal à en tirer des conclusions, de la commenter à la manière de Balzac. La perspective de l’ensemble manque chez Flaubert. Et c’est sans doute ce tout petit détail qui fait une énorme différence dans l’acceptation des romans de ces deux auteurs.

Balzac met à nu tous les rouages d’une société dépendante de l’argent sans quoi rien n’est possible dans le monde intérieur de l’œuvre aussi bien que dans le monde extérieur. Et les personnages, le narrateur et le lecteur en sont conscients. Tout est donné à l’avance au début du roman, tout est expliqué, les lois du monde et de la société y sont exposées à chaque instant. Chez Flaubert, au contraire, faute d’explications de la part du narrateur, tout est flou et rien n’est expliqué. Le lecteur est aussi perdu que Frédéric Moreau puisqu’il n’a pas un Vautrin, une madame de Beauséant ou un monsieur Goriot qui lui entame une explication éloquente de la vie, des vices et des relations humaines. Et comme ça, Frédéric, moins agile que Rastignac et que Julien, se perd dans le courant violent de la vie. Le style de Flaubert tel que Proust l’a interprété annonçait peut-être déjà, au niveau de la forme, un affaiblissement des formules du réalisme que Balzac concentre si ingénieusement.

Pour les trois romans, on peut apercevoir un certain mouvement de vie, des changements apportés par le temps qui rappellent la vie elle-même. Les héros connaissent une progression de leurs humeurs au fur et à mesure que l’intrigue avance. La vie et les circonstances les éduquent, différemment de la littérature classique où les caractères demeurent fermes et immuables, établis une fois pour toutes. Le temps bouleverse la vie, change les caractères et flétrit la peau. Cela paraît être la devise de ces trois romans. Et pourtant, il y a des nuances parmi eux, bien évidemment. On peut également observer que ces changements deviennent moins dramatiques quand on passe de Stendhal à Balzac et, ensuite, de Balzac à Flaubert, Julien Sorel ayant l’âme la plus instable des trois héros, jusqu’au point de se faire méconnaissable quelquefois – tantôt il méprise, tantôt il admire la classe propriétaire et le grand monde de Paris, en cherchant à s’adapter à chaque milieux pour s’y insérer. Eugène de Rastignac est celui qui subit plus entièrement son « éducation », à la fin, il se voit transformé et résolu à agir autrement pour parvenir à réussir dans le monde convoité, tandis que Frédéric ne se modifie que par la violence de son destin mystérieux qui le pousse vers un avenir incertain.

Cette expérimentation de chercher à apprivoiser et représenter dans la littérature le mouvement de la vie aurait dû faire partie d’un inventaire des procédés ayant comme objectif de susciter la sensation de réalité et de mélanger en quelque sorte le monde réel et le monde fictionnel. Thibaudet affirme même que « tout romancier voudra désormais faire le portrait de sa génération, ou de ce qu’il en a vu dans les milieux où sa destinée l’a fait passer ». Et c’est bien ça le projet intellectuel des auteurs réalistes du XIXe siècle, celui de saisir l’esprit d’une nouvelle génération et d’une nouvelle couche sociale qui s’inquiétait de son présent et de son avenir, en surmontant les anciennes convenances de la beauté dans l’œuvre d’art en faveur de l’observation et de l’analyse du quotidien, en veillant en même temps à ce que la voix tranchante du narrateur absolu s’efface pour donner place à une réalité qui se dévoile elle-même aux yeux du lecteur.

[1] Il s’agit là de la révolution qui s’est déroulée à Paris en février 1848 et qui a mis fin à la monarchie.

[2] Le dossier de l’affaire Antoine Berthet auquel Stendhal a pu avoir accès.

Published in: on 23 Mai 2015 at 2 h 05 min  Laissez un commentaire