Journal de bord (troisième partie)

On est le 23 avril 2014. Je viens de lire ces quelques lignes que j’ai écrites et je pense avoir perdu le fil pendant quelques instants. En tant qu’apprenant d’une langue étrangère, il est impératif que je me pose quelques questions hypothétiques. Le fait de ne pas pouvoir repérer mon discours et de trouver mes lignes bizarrement étranges est un effet de l’ordre du linguistique ou du littéraire ? La langue-autre, celle qu’on veut apprivoiser, nous rend instables sur le plan émotif, car on ne sait jamais si le problème existentiel de la nouvelle identité forgée par la langue est une question du code lui-même ou de l’autre nature, comme par exemple, le manque de confiance en soi-même. Faut-il que j’arrondisse les angles de mes phrases ou de mes pensées pour me faire mieux comprendre ? Si vous avez pensé à la seconde option, il sera peut-être trop tard pour régler ça, je suis dans la seconde moitié de la vingtaine, je vais périr fou. Si, en revanche, vous avez pensé à la première option, il se peut que je m’en sorte vainqueur, mais quelle sensation de défaite d’avoir passé six années d’étude pour devenir cette grosse bête incapable. Il y aurait encore d’autres possibilités ou d’autres combinaisons que je n’aurais pas encore prévues. Bref, tout le monde aura besoin d’aide, soyons humbles et solidaires. Cette langue va m’aider à transformer le monstre que je mène dans ma carcasse. Sinon pourquoi l’apprendre ? L’excès de sensibilité a fait de moi une bête torturée, je n’en veux pas devenir une qui inflige cette même torture. C’est pourquoi j’ai décidé de voyager léger et de veiller à ce que mes élèves le fassent à l’instar de moi. J’ai encore perdu le fil. J’ai probablement voulu dire qu’apprendre une langue est quelque chose de fort délicat, une action qui tient à l’identité, soit en la renouvelant, soit en la détruisant, soit en la… sortons de ce labyrinthe.

On m’avait déjà dit que la sympathie n’était pas la qualité la plus remarquable en France – et là j’atténue ma phrase, bien entendu – mais j’avoue que je m’attendais à être mieux accueilli tout de même lors de mon premier voyage à l’Hexagone. Déjà à l’arrivée dans l’aéroport d’Orly, après une demi-journée de vol avec une escale à Madrid, mon premier contact avec la langue que j’ai choisie d’étudier se fait pour régler un problème de bagages retardés. Je peux même dire que ce jour-là j’ai eu de la chance, car j’ai su parfaitement me faire comprendre et que j’ai reçu un bon traitement. Ce serait le lendemain que j’allais éprouver la célèbre humeur en dents de scie des Français. Ayant besoin d’un stylo pour remplir le Paris Museum Pass que nous venions de nous acheter, je me suis adressé au concierge de l’hôtel Saint Georges, rue Victor Masset, où nous logions. « Est-ce que tu pourrais nous prêter un stylo pour remplir… ? » lui ai-je dit, ce à quoi il fait mine de ne pas comprendre. « Où est ma faute ? ai-je pensé sur-le-champ : j’ai bien utilisé la formule interrogative, j’ai utilisé exprès le conditionnel présent et j’ai articulé impeccablement chaque mot de la phrase. » Légèrement fâché, il m’a expliqué que j’aurais dû le vouvoyer et que je devrais faire attention à vouvoyer les gens désormais. Belle façon de recevoir les étrangers, en les contraignant à vouvoyer les natifs ! J’ai décidément plaqué le français en faveur du portugais, je me sentais contraint à déchiffrer toutes les valeurs émotionnelles et sociales attachées aux formes linguistiques et qui jusque-là m’étaient plus ou moins impénétrables. Conclusion du jour : en Amérique (qui est un continent et pas un pays, bien entendu) on sait être plus heureux, est-ce grâce à l’espace plus ouvert et plus libre où la diversité réussit à s’imposer sans contraintes et sans amertumes ?

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 6 juin 2014 at 23 h 35 min  Laissez un commentaire  

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