Journal de bord (quatrième partie)

Quoi qu’il en soit, l’ombre de Jeanne d’Arc est montée du Tartare pour me tracasser, pour me traquer et pour venger la grande nation des révoltes de ce petit Américain qui n’a pas su comprendre la supériorité d’esprit de la nation mère des Lumières et qui a osé l’injurier dans ses pensées. En effet, quelques jours plus tard, je me voyais devant un vieil homme à la figure flétrie dont l’expression ne manquait pas de cynisme et qui me taquinait à propos d’un match de foot entre la France et le Brésil au XXe siècle à la fin duquel son pays avait remporté la première place du Mondial. J’ai dû m’arrêter pendant quinze minutes, revenir en arrière au fil des siècles, changer la direction de mes circuits neuronaux… Voilà ! Tout ce que j’ai pu repérer c’est que j’étais un garçon-fille qui détestait le foot et qui, par conséquent, n’était pas aimé de son père ni de ses potes du collège. Je me suis mis à pleurer devant ce grand méchant loup qui, par son énorme gueule, m’accablait de sarcasmes. La victime et le bourreau. Je ne me garde jamais d’être pathétique, une fois de plus, je subissais la même injustice : j’ai besoin de vivre, laissez-moi libre ! Je crois que je vais tout plaquer, je me sens attiré par le vide, je m’accroche pour pas craquer, je suis comme écorché vif ! En revenant au sérieux, que mes amis Français ne se vexent pas de cette petite critique, vous savez que je vous aime à mort d’une chaleureuse étreinte. Je ne fais que mettre la lumière sur les événements dramatiques de ma vie. À ce point-là, la langue française avait été déjà refoulée. Il fallait que je me retrouve, ou plutôt, il fallait que je me retrouvasse.

Et avec le temps, je me suis retrouvé, il nous est impossible de ne pas se remettre, tant que nous continuons de vivre. Aujourd’hui, lorsque je me figure les jours passés à Paris, je ne suis pas capable de contenir la sensation d’échec que j’éprouve par rapport à la langue française. Le gouffre interposé entre ma culture et la leur s’imposant insurmontable parfois ; ma sensibilité se déchirait et je ne pouvais donner libre cours à mon imagination. C’était peut-être la première fois que je me voyais étranger et, l’accueil n’étant pas si chaleureux qu’un jeune naïf pourrait s’imaginer, certaines illusions tombèrent par terre, donnant place au vide. Je viens de dire qu’avec le temps, je m’étais revenu, néanmoins. Et je disais vrai, mais les circonstances m’ont valu une mise en question sur mes choix. Quand on est jeune, la soif du monde qui va avec s’appuie sur notre bonne foi à travers laquelle on regarde le monde. Celle-ci disparue, on ne peut compter que sur nous-mêmes, n’ayant pas d’autre choix que de mettre en valeur nos particularités intellectuelles et notre caractère. Je m’ennuie d’écrire ces lignes aujourd’hui et je soupçonne même d’avoir écrit des bêtises ou pire, d’avoir essayé de traduire des idées inintelligibles. Derrière ma fenêtre, l’horizon pâlit, la ville agitée d’un fatras sans vie sera bientôt jetée dans le noir, la mort si proche de tout le monde, je déprime et je sens cette langue s’échapper de mes mains. Tout ce que je fais c’est hésiter. J’hésite même en ma langue maternelle, je me doute que ce soit mon âme qui hésite. Et muni d’une âme hésitante, que deviendrai-je ? Il est temps de se mettre à s’occuper de cette âme frémissante en quête de meilleurs jours. Il faut s’habituer aux mouvements des astres et au manque périodique de lumière.

Lorenzo Baroni Fontana

Published in: on 13 juin 2014 at 22 h 26 min  Laissez un commentaire  

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